Coupoles Nicole BÉRIOU : « Un penseur érudit au travail : Thomas d’Aquin »

Nicole BÉRIOU : « Un penseur érudit au travail : Thomas d’Aquin »

L’an dernier, en plein confinement printanier, le blog des Notae tironianae de Salamanque a invité ses abonnés à se contempler, comme en un miroir, dans le portrait d’un savant anonyme, qui n’est autre que Vincent de Beauvais. Le dominicain, contemporain de Thomas d’Aquin, y apparaît calfeutré dans sa tour d’ivoire. Les yeux mi-clos, il trône au centre d’un espace confiné, propice à la lecture et l’écriture solitaires.

Telle est, dans le magasin de notre mémoire, l’image banale du savant érudit, qui nous fait sourire … et sursauter. Portrait en épure des penseurs d’un autre temps, il pourrait aussi bien figurer Thomas d’Aquin. À la fin du XVe siècle d’ailleurs, Sandro Botticelli représente Thomas en penseur au travail. Isolé sur fond noir, bonnet de docteur sur la tête et encrier à la main, il est saisi dans l’instant fugitif où la pensée mûrie dans la recherche érudite va s’exprimer dans les mots qu’il s’apprête à écrire. Mais sommes-nous si sûrs qu’il faille impérativement associer érudition et confinement ?

Et sommes-nous si sûrs, ce faisant, d’appréhender au plus juste l’expérience de Thomas au XIIIe siècle dans sa complexité ?

Peu loquace sur lui-même, Thomas d’Aquin ne nous dit rien de son amour de l’érudition. Mais la consultation de son œuvre suffit, indirectement, à nous en convaincre. Les philologues de la Commission léonine ont débusqué pour nous les assises de sa pensée dans les notes qui accompagnent leurs éditions critiques. Une seule phrase du texte de son Commentaire des Sentences, qui date de la fin des années 1250, peut dissimuler une dizaine d’autorités de référence, d’Augustin à Pierre Lombard et à Guillaume d’Auxerre en passant par Aristote et Avicenne. On découvre ainsi, par les notes de l’édition savante, l’étendue d’une culture que Thomas, se dispensant de citer tous ces auteurs, ne cherchait pas à valoriser. Dans son Commentaire des Sentences, l’autorité de saint Augustin, cité un millier de fois, demeure puissante. Mais l’œuvre d’Aristote est déjà citée plus de 2000 fois dans ce traité, et parmi elle l’Éthique à Nicomaque, depuis peu accessible en traduction latine, l’est environ 800 fois.

Un tel engouement a été suscité par les premiers enseignements universitaires que Thomas a suivis à la fin des années 1230 à Naples, où l’empereur Frédéric II avait fondé en 1224 l’année même de la naissance de Thomas un centre d’études d’avant-garde pour la formation de son personnel politique. À cela s’ajoute l’influence d’Albert le Grand. Dès sa première rencontre avec Thomas, il a discerné ses talents, au point de lui confier des tâches de secrétaire et d’assistant à ses côtés dans les années 1240. Très tôt, il a guidé les pas du jeune théologien dans les couvents des Prêcheurs de Paris et de Cologne, où l’activité intellectuelle était intense. En auditeur attentif, Thomas a pris des notes lors des brillantes leçons d’Albert sur l’Éthique. Les fiches qui en récapitulaient la substance soutenaient le travail assidu de sa mémoire, et allaient lui servir dans ses propres écrits.

Le plus fascinant est précisément ce travail de la mémoire. Celle de Thomas est si puissante et si bien structurée que, au dire de ses proches, il retenait d’emblée tout ce qu’il lisait. Taciturne et surnommé pour cette raison par ses condisciples « le bœuf muet de Sicile » (c’est-à-dire, du royaume de Sicile qui incluait alors l’Italie du Sud ou Thomas était né), il engrangeait tous ces matériaux en autant de dossiers virtuels, qu’il était capable de convoquer instantanément afin de construire et d’enrichir ses argumentations. Et le savoir y était si bien ordonné et hiérarchisé que, dans les dernières années de sa vie, Thomas dictait à ses secrétaires trois ou quatre livres à la fois, qu’il corrigeait ensuite en les annotant. Où qu’il soit – même, a-t-on prétendu, à la table du roi Saint Louis, et même en dormant, il dialoguait avec sa mémoire. En homme pressé, il la sollicitait et allait de l’avant. Quelquefois, réveillé en pleine nuit par la conviction d’avoir trouvé la solution à une question qui le taraudait, il allait aussitôt secouer son secrétaire pour qu’il consignât cette trouvaille par écrit. Rien n’exprime mieux cette impatience que son écriture sur les pages autographes où sa main lutte avec frénésie pour mettre en ordre sa pensée volubile.

La curiosité insatiable et la mémoire puissante de Thomas d’Aquin évoquent l’idéal des maîtres chartrains du XIIe siècle. Il est ce « nain juché sur des épaules de géants », dont toute l’activité intellectuelle se nourrit d’un héritage convoité, assumé et reconstruit. La nouveauté résulte d’une connaissance renouvelée d’Aristote et de ses commentateurs, qui le dispute désormais à l’apport des Pères de l’Église latins, et aussi grecs. Mais dès le XIIe siècle, le chanoine Hugues de Saint-Victor avait façonné cette démarche de l’esprit en une règle de vie que Thomas n’aurait sûrement pas récusée : « Apprends tout et tu verras que rien n’est inutile ; il n’y a pas de plaisir à une science étriquée ». Ce plaisir, Thomas le recherche et l’éprouve à son tour dans sa quête de l’intelligence de toutes choses. Et il a conscience, ce faisant, de rejoindre une fois encore l’autorité d’Aristote. De fait, dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque, Aristote constate que le plaisir a partie liée avec l’activité humaine, quelle qu’en soit la forme, sensible ou intellectuelle, spéculative ou pratique. Il est l’indice de la perfection de toute activité, et entre autres, de l’activité discursive et de la contemplation. Il les couronne, « comme une sorte de perfection qui s’ajoute par surcroît, comme à la fleur de l’âge s’ajoute la beauté » ; bref : « sans activité pas de plaisir ; sans plaisir, pas d’activité qui soit parfaite ».

Mais nous contenter de cette approche nous laisserait quelque peu sur notre faim. Thomas, dans les années 1230, était entré comme oblat au Mont-Cassin pour satisfaire l’ambition de ses parents qui l’auraient bien vu devenir un jour l’abbé de ce puissant monastère bénédictin. Pourquoi donc a-t-il, dans son adolescence, combattu ce projet avec détermination en rejoignant dans le couvent de Naples en 1244, à l’âge de vingt ans, les premiers frères de saint Dominique, eux qui avaient choisi la voie de l’extrême pauvreté et de l’apostolat urbain? Et quelle incidence cette vocation radicale, défendue bec et ongles en face de sa famille, a-t-elle pu avoir sur son expérience intellectuelle ?

Interrogeons l’index thomisticus, consacré au vocabulaire de Thomas. Nous y découvrons un savant attentif à l’érudition dès qu’il s’agit de celle des autres. [05 – 06] Il la définit, par l’étymologie du verbe erudiri, comme une sortie de la rudesse grossière qui caractérise les êtres incultes (erudiri, quasi erui a ruditate). D’où son objectif d’éclairer leurs intelligences en communiquant le savoir. Ce savoir est façonné à la faveur du commentaire de l’Écriture, qui demeure pour Thomas la tâche primordiale du maître en théologie, déployée sous l’inspiration de l’Esprit saint. Mais ce savoir est aussi, et de plus en plus, ordonné en Sommes. Or le Père Leonard Boyle a lumineusement démontré que la Somme théologique de Thomas, elle aussi, vise à « dégrossir les débutants » (incipientes erudire). Le prologue l’annonce, déclarant que Thomas traitera de la religion chrétienne sous la forme d’un manuel destiné aux fratres communes, ces frères « ordinaires » appelés principalement à prêcher. Selon Thomas, l’expérience intellectuelle savoureuse qui s’épanouit dans la contemplation est moindre en effet que l’acte de communication permettant à d’autres d’y goûter. D’où la fameuse devise que l’ordre des frères Prêcheurs a empruntée à la deuxième partie de la Somme : « transmettre aux autres ce qui a été contemplé » / contemplata aliis tradere.

Encore faut-il recourir à un langage approprié pour se faire entendre des divers destinataires du message. Thomas en est conscient. Dans les années 1260, en commentant devant des étudiants la lettre aux Éphésiens, il mentionne l’épisode de la résurrection d’une chrétienne de Joppé, Thabita, telle qu’elle est rapportée par les Actes des apôtres. Cette Thabita est alors qualifiée par lui de « béguine de saint Pierre », me fit un jour remarquer le Père Louis Bataillon, longtemps président de la Commission léonine, et à qui je dois une grande part de mon savoir. C’est un bon indice d’un enseignement donné à Paris, tant les béguines font alors partie du petit monde de la capitale … Ces femmes éprises de perfection religieuse trouvent asile par centaines dans le grand béguinage fondé par saint Louis en 1260 sur la rive droite, en deçà de la muraille de Philippe Auguste. Avec assiduité, elles fréquentent les frères Prêcheurs du couvent Saint-Jacques. Cela n’a échappé ni à Rutebeuf ni à Jean de Meun. Dans un passage délicieusement ironique du Roman de la Rose, Jean de Meun fait cheminer côte à côte, à la manière de deux pèlerins, Abstinence Contrainte et Faux-Semblant, elle déguisée en béguine et lui en frère Prêcheur, tous deux apparemment confits en dévotion. Ils rencontrent Male Bouche aux méchantes paroles, l’apostrophent et l’obligent à s’avouer calomniatrice, avant de l’étrangler. La critique ravageuse des frères et de leur amies les béguines, qui a inspiré plus tard les enlumineurs du Roman, était bien dans l’air du temps depuis le milieu du XIIIe siècle. Thomas ne pouvait l’ignorer. Ne dirait-on pas qu’il s’en amuse et qu’il trouve son plaisir à désigner Thabita comme la béguine de saint Pierre ? L’humour discret du maître, révélé par les notes d’un auditeur qui a capté au vol cette explication, avait toute chance aussi de faire sourire les étudiants assidus à ses cours magistraux.

Dans un autre registre, quand Thomas écrit sa très savante Sententia libri de anima (1267-1268), il recourt cette fois à la figure d’Orphée pour exalter les pouvoirs de la parole. Par sa musique, Orphée a charmé les animaux. Dès le XIIe siècle, la scène est présente sur les chapiteaux romans. Thomas, quant à lui, constate que la parole des orateurs, depuis Orphée, est l’outil privilégié de l’œuvre de civilisation qui fait vivre les hommes en société :

« Orphée fut l’un des premiers philosophes, de ces philosophes poètes, pourrait-on dire, qui parlaient en vers de philosophie et de Dieu. (…) Le premier, il engagea les hommes à habiter ensemble. Magnifique orateur, il parvint à les persuader, eux qui vivaient comme des bêtes dans la solitude, d’accéder à la civilisation. C’est pourquoi on dit de lui qu’il fut un bon joueur de cithare, capable de faire danser les pierres, ce qui veut dire un magnifique orateur capable d’amollir des hommes de pierre ».

– Et le plaisir dans tout cela, me direz-vous ?

Revenons aux écrits de Thomas, et cette fois au Prologue de son Commentaire au De Trinitate de Boèce où il expose très tôt (vers 1257-58) les avantages d’une vie consacrée à la sagesse. Dans un verset des Proverbes (8, 30) la Sagesse divine déclare : « Je me réjouissais jour après jour, jouant en sa présence ». Thomas se saisit de cette image du jeu, dans laquelle confluent l’autorité de l’Écriture et l’évidence livrée par l’observation. La nature humaine en effet ne peut se passer de distraction, et tout homme apprécie le plaisir (en latin, delectatio) procuré par le jeu. Or, constate Thomas,

« La contemplation de la sagesse est comparable au jeu pour deux raisons. D’abord, le jeu donne du plaisir, tandis que la contemplation de la sagesse procure le plaisir suprême (…) Ensuite, le jeu n’est pas ordonné à autre chose qu’à lui-même : il trouve en lui sa propre fin, et il en va de même dans le plaisir procuré par la sagesse ».

Sur ce plaisir procuré par la sagesse, la Somme de Théologie, plus tardive, est plus éloquente encore. Le plaisir étant une des passions de l’âme et même, précise Thomas, une de ses passions « principalissimes » , il lui consacrera le cœur de sa Somme. L’ample traité sur les passions qu’il place à cet endroit est une autre de ses vigoureuses innovations, à la fois à rebours du courant monastique enclin au mépris du monde pour se rapprocher de Dieu, et dans la droite ligne des réflexions d’Albert le Grand. Thomas y délaisse le langage ascétique pour enseigner comment l’éducation du plaisir fait de cette passion l’instrument d’un accomplissement de la vertu. Pareille réflexion est particulièrement réjouissante dans le registre de la nourriture. La nourriture, constate Aristote, est nécessaire au bien-être de l’homme et à la sociabilité avec le prochain. Thomas ajoute que le plaisir des aliments, considéré en soi, ne s’oppose pas à la charité, ni pour ce qui est de l’amour de Dieu ni pour ce qui est de l’amour du prochain. Certes, la régulation des excès, gouvernée par la vertu cardinale de tempérance, s’impose pour maîtriser le vice de la gourmandise. En revanche, le plaisir naturel qu’éprouvent les gourmets en partageant les mets qu’ils savourent à la même table bénéficie chez Thomas d’un regard bienveillant : ce plaisir-là, lui aussi, mérite d’être apprécié, à sa juste mesure.

La canonisation de Thomas d’Aquin fut promulguée par Jean XXII en 1323, une cinquantaine d’années après sa mort en 1274. Selon les normes de la canonisation de l’époque, la première exigence était d’avoir fait preuve de vertu. Or l’intelligence par laquelle Thomas avait maîtrisé l’exposé de la foi méritait, au dire du pape, d’être élevée au rang d’une vertu. Quant aux miracles eux aussi nécessaires, les nombreuses questions qu’il avait su résoudre en de fermes conclusions apparaissaient comme autant de miracles attestant sa sainteté. De son vivant, toutefois, Thomas avait surtout cherché à être bon maître en théologie, non seulement en écrivant mais aussi en enseignant. Interpellé par l’actualité parisienne, il avait défendu avec pugnacité son ordre face aux attaques virulentes du clergé séculier qui mettait en doute l’utilité et la légitimité des frères dans l’Église. Loin de cultiver l’isolement d’un quelconque confinement, il n’a cessé de voyager entre la France et l’Italie, d’accueillir les sollicitations que lui valait sa réputation, et d’y répondre par ses conseils d’expert et par l’expérimentation de nouvelles manières d’enseigner.

La prédication est l’une d’elles. Thomas d’Aquin ne nous en a laissé aucune trace écrite de sa main, et la rareté des notes d’auditeurs ayant préservé ses sermons fait trop oublier que, comme tout frère d’un ordre voué à cette tâche, il a prêché souvent et devant toutes sortes d’auditoires. Du moins une enluminure d’un Corale dominicain du XIVe siècle figure-t-elle à bon escient, en tête de l’office de sa fête, le prédicateur dispensant aux simples fidèles les fruits d’une sagesse acquise dans l’érudition et la méditation. Thomas y trouvait aussi son plaisir, aussi vif que celui qui naissait du travail en commun que pratiquaient les frères. C’était le plaisir d’une quête partagée de la vérité, qui l’emportera toujours sur la solitude desséchante des confinements. Albert le Grand avant lui l’avait déjà discerné, lorsqu’il définissait le travail des frères en une formule magnifique qui a passé les siècles : In dulcedine societatis querere veritatem / « C’est dans l’agrément de la vie en société que se cherche la vérité ».

Je vous remercie de votre attention.