Coupoles L’École française de Rome entre tradition et modernité

<em>L’École française de Rome entre tradition et modernité</em>

Par M. André VAUCHEZ, membre de l’Académie

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L’École française de Rome a été fondée entre 1873 et 1875 par le Gouvernement de la IIIe République,

 

afin de permettre à six jeunes chercheurs, choisis parmi les diplômés de École des Hautes Études et les anciens élèves de l’École normale supérieure et de l’École des Chartes, de séjourner sur les bords du Tibre pendant deux ou trois années afin d’y poursuivre des études sur Rome, l’Italie et le monde romain. D’abord simple section de l’École d’Athènes, l’École de Rome devint rapidement autonome et ne tarda pas à s’installer au Palais Farnèse qu’elle partageait et partage toujours avec l’Ambassade que la France venait d’ouvrir dans la nouvelle capitale du Royaume d’Italie. L’École ne dépendait pas d’un rectorat mais directement du ministère de l’Éducation nationale sur le plan administratif ; elle était placée sous la tutelle scientifique de l’Institut, en particulier de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dont la quasi-totalité de ses directeurs ont été membres. La création de cette École, à une époque où notre pays se relevait à peine des désastres de la guerre de 1870/71, est liée à une prise de conscience de la part des élites intellectuelles et politiques françaises de la supériorité dans tous les domaines de la « science allemande », considérée alors comme une des causes de notre défaite, et de la nécessité de remédier aux carences de la recherche scientifique dans notre pays. En outre, l’Allemagne avait créé à Rome un important institut archéologique ; la France se devait d’en faire autant sous peine de perdre son influence culturelle en Italie. Mais, comme l’écrivait dès les années 1890 un de ses directeurs, Auguste Geffroy, « Nous nous appelons École française de Rome et non École d’archéologie… Nous sommes une école d’érudition, dont le cadre paraît devoir se modeler d’après les ressources très variées qu’offrent non seulement le sol mais les bibliothèques et archives d’Italie ». De fait, l’archéologie française ne put guère se développer sur le sol italien, sinon sous la forme de prospections ou de relevés architecturaux, jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale car le jeune État et plus encore le fascisme se montrèrent hostiles à la présence de fouilles étrangères dans le pays ; la plupart des archéologues de l’École durent donc aller exercer leurs talents en Afrique du Nord, en particulier en Tunisie et en Algérie où ils jouèrent un rôle fondamental dans l’exhumation et l’étude des inscriptions et des monuments romains. En revanche, l’ouverture aux chercheurs de la Bibliothèque et des Archives du Vatican, en 1881, donna une impulsion décisive aux recherches dans le domaine de l’histoire du Moyen Âge et de la Renaissance. C’est à ce moment là que commencèrent le dépouillement des registres contenant les quelque trois cent mille lettres envoyées par les papes des XIIIe et XIVe siècles dans toute la chrétienté, et la publication de la plupart d’entre eux, vaste entreprise en voie d’achèvement puisque deux CD-Rom contenant ces précieux textes ou leurs analyses ont été réalisés par l’École depuis 2002. Ainsi, dès le tournant des années 1900, la mission de l’École se trouva définie en des termes qui n’ont guère varié depuis : développer les recherches sur toutes les civilisations qui se sont succédé en Italie ou dont Rome a été le centre de rayonnement, qu’il s’agisse de l’Antiquité dont l’étude a toujours été prépondérante au Farnèse – , du Moyen Age et de l’époque moderne, dans le domaine de l’histoire, de la philologie latine et, plus largement, de l’érudition humaniste sous toutes ses formes. L’extrême variété des centres d’intérêt de ses anciens directeurs

– l’histoire de l’Église avec Mgr Duchesne (1895-1922), celle de l’art médiéval avec Émile Mâle (1923-1937) et de la Rome républicaine et impériale avec Jérôme Carcopino (1937-1940)  ainsi que le niveau scientifique très élevé de ses membres, dont les recherches faisaient et font encore l’objet d’un mémoire soumis à l’appréciation de l’Académie, suivi d’un rapport publié dans les CRAI, contribuèrent à faire de l’École de Rome un haut lieu de la vie scientifique dans l’entre-deux-guerres. C’est là que se formèrent alors des savants comme Alphonse Dupront ou Henri-Irénée Marrou, Pierre Boyancé et Pierre Courcelle, Jeanne Vieillard et Félix Grat, fondateur de l’Institut de recherche et d’histoire des textes du CNRS, et tant d’autres dont l’œuvre et l’action devaient marquer profondément l’école historique française aux lendemains de la seconde guerre mondiale.
Après une période de fermeture due aux hostilités entre 1940 et 1944, l’École française de Rome reprit son activité et put enfin ouvrir des chantiers de fouilles archéologiques en Italie même sur des sites aussi variés que Bolsena, en Étrurie, Mégara Hyblaea en Sicile ou Marzabotto en Émilie, tout en restant fidèle à sa vocation nord-africaine. Mais, dès la fin des années 1960, il apparut nettement que les temps avaient changé et que l’École devait évoluer si elle voulait survivre. Elle se trouvait d’abord à l’étroit dans ses locaux du Palais Farnèse. En 1966, Pierre Boyancé fit l’acquisition d’un « palazzo » délabré situé sur la Place Navone, en plein cœur de Rome, qui fut restauré au début des années 1970, ce qui allait permettre à l’École de se développer sans avoir à quitter le centre historique. Mais ce tournant décisif fut surtout l’œuvre de Georges Vallet, directeur de l’École de 1970 à 1982, qui eut le mérite de comprendre que celle-ci devait s’ouvrir à l’Italie et aux italiens, parmi lesquels on comptait nombre d’historiens et d’archéologues de valeur avec lesquels il fallait désormais développer des rapports non plus seulement de bon voisinage mais de collaboration d’égal à égal. Sous l’impulsion de Noëlle de La Blanchardière qui la dirigea pendant près de quarante ans, la bibliothèque, dont l’accès était jusque là réservé aux membres de l’École et à quelques rares savants étrangers, s’ouvrit aux chercheurs italiens et fut considérablement développée. Elle compte aujourd’hui près de 200.000 volumes et reçoit chaque année entre 20 et 25000 lecteurs. Comme l’a écrit un journaliste de talent, Bruno Frappat, qui la visita en 2002, « sous les plafonds magnifiques du Palais Farnèse, à l’École française de Rome, des chercheurs aux visages graves, des stagiaires veinards, des étudiants sérieux compulsent d’austères études sur le monde qui fut. Archéologues, historiens, ils creusent le sillon dans les pages des livres écrits avant ceux qu’ils préparent … Les rayonnages du Palais Farnèse sont une ville de mots, comme les rues d’Ostie une ville de pierres. Rome décidément est une leçon sans fin ». En 1972, l’École fut divisée en trois sections (Antiquité, Moyen Âge, Histoire moderne et contemporaine) dirigées chacune par un directeur des études assisté d’un secrétariat et en 1990 elle s’ouvrit aux sciences sociales (géographie, sociologie, démographie, etc.), ce qui allait permettre à ses chercheurs de s’intéresser non seulement aux palais prestigieux du centre de Rome mais aussi à ses « borgate » ou à l’immigration balkanique et slave qui s’est considérablement développée en Italie depuis une trentaine d’années avec de lourdes répercussions sociales et politiques. Parallèlement l’École s’adapta aux mutations qui marquèrent les universités françaises, de plus en plus orientées vers la recherche. À partir de 1975, elle accueillit de nombreux boursiers, tant français qu’étrangers dans ses locaux de la Place Navone, qui, avec les services administratifs, celui des publications et les laboratoires qu’elle abrite, est devenue progressivement le second pôle de l’École. Dans les mêmes années, après s’être dotée d’un service des publications, celle-ci est devenue une importante maison d’édition. Elle publie chaque année une trentaine de volumes, dont trois séries de Mélanges correspondant à chacune des sections, les thèses de ses membres dans le cadre de la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, ainsi que les volumes de sa « Collection » où paraissent les actes des colloques qu’elle organise, des publications de fouilles et des travaux concernant ses domaines d’activité produits par des chercheurs extérieurs à l’institution, après approbation par le conseil scientifique. Enfin, en passant des conventions avec un certain nombre d’ universités et de grands établissements ainsi qu’avec le CNRS, l’École a trouvé une bonne insertion dans le dispositif de recherche français dans le domaine des sciences humaines et sociales où elle joue un rôle d’interface avec les universités, les centres de recherche et les instituts archéologiques en Italie et dans un certain nombre de pays méditerranéens où elle intervient activement.
Depuis lors, diverses évolutions se sont fait jour. Dotée de nouveaux statuts en 1996 qui consacraient le rôle prépondérant de notre Académie dans le choix du directeur et dans ses conseils, l’École française de Rome est restée fidèle à la ligne inaugurée dans les années 1970 en s’ouvrant davantage à l’étude du Droit romain antique et médiéval à la faveur du dépôt dans ses locaux de la bibliothèque du grand historien du Droit Edoardo Volterra. Dans le sous-sol du Palais Farnèse a été réalisé un dépôt de livres qui a permis de faire face ( au moins pour un temps ) à l’augmentation du nombre des livres de la Bibliothèque qui s’accroit chaque année de plus de 2000 unités. Le processus d’informatisation de son fichier a été mené à bien, la plupart des volumes ayant été numérisés entre 1995 et 2010, ce qui a permis le versement de nombreux titres nouveaux dans le catalogue « on line » du SUDOC, réseau interuniversitaire français auquel la bibliothèque du Farnèse est désormais rattachée. Dans le domaine archéologique, l’École a ouvert pour la première fois dans son histoire des chantiers de fouilles au cœur de Rome en collaboration avec la Surintendance archéologique, tant à la Vigna Barberini sur le Palatin que sur le Pincio, dans les jardins de la Villa Médicis et sous la Trinité des Monts, et les résultats de ces travaux ont déjà été publiées dans une large mesure. Dans la ligne des programmes de recherches transversaux qu’elles avait précédemment menés à bien sur les « mégapoles » méditerranéennes et les sanctuaires chrétiens d’Italie, l’École a lancé en 2006, à l’occasion de la rénovation de son annexe, une vaste enquête sur la genèse et l’évolution d’un quartier romain, du stade de Domitien à la piazza Navona, en collaboration avec l’École espagnole d’archéologie et la Surintendance archéologique mais aussi des historiens spécialistes de la Rome médiévale et moderne, ce qui devrait permettre d’étudier dans la longue durée le mécanisme des transformations urbaines dans une zone de la ville jusqu’ici peu étudiée. L’influence de l’École s’est également accrue en Italie du Sud du fait de l’établissement de liens organiques plus étroits avec le Centre Jean Bérard de Naples, unité de service et de recherche du CNRS qui déploie une grande activité en matière de fouilles et de publications en Campanie et en Pouille. Hors de l’Italie, les liens anciens qui existaient avec les Instituts du patrimoine tunisien et marocain ont été renoués et développés, et plusieurs chantiers archéologiques ont été ouverts dans le Maghreb, en particulier au Maroc au cours des dernières années. L’École a également développé ses contacts avec les pays correspondant à l’ancien Illyricum, en particulier la Croatie, la Serbie et l’Albanie où des fouilles prometteuses ont été récemment entreprises. Enfin, le rayonnement de l’École en Italie et, plus largement, dans toute l’Europe s’est accru à la faveur des nombreux colloques, souvent marquants, qui s’y sont tenus, des séminaires et groupes de travail qui s’y rattachent, ainsi que des écoles doctorales ou sessions de formation qu’elle a hébergées. Dans la ligne de ce processus évolutif, l’École s’est ouverte à une large communauté scientifique et accueille désormais pour des séjours de moyenne durée des enseignants-chercheurs universitaires ou des chercheurs d’autres institutions qui y poursuivent leurs travaux, tout en la faisant bénéficier de leur expérience et de leur savoir. Cette nébuleuse de chercheurs qui gravite autour de l’École contribue également à lui assurer à l’extérieur une visibilité très large qu’elle n’avait sans doute pas dans le passé et à faire d’elle, selon les cas, la tête ou le bras agissant de nombreux réseaux scientifiques au niveau national et international. Mais si la situation de l’École française de Rome peut paraître meilleure qu’elle n’a jamais été, il ne faut pas se dissimuler que, comme les autres Écoles françaises à l’étranger, elle est arrivée à un tournant et qu’elle doit sans doute se préparer à des temps plus difficiles. La principale menace qui pèse sur elle provient de la crise actuelle de l’université et en particulier des sciences humaines dans notre pays. Dans une société comme la nôtre, tournée essentiellement vers l’avenir et qui a tendance à ignorer son passé, voire même parfois à le renier, les disciplines fondamentales de l’École de Rome- l’histoire, l’archéologie, la philologie – ne constituent plus des valeurs incontestées ni même des références obligées dans le panorama culturel. Pour contrecarrer cette évolution inquiétante, il y aurait sans doute lieu, comme le préconise le directeur actuel, M.Michel Gras, dans son rapport d’activité de 2010, de développer des collaborations effectives avec d’autres Écoles ou Instituts étrangers de Rome dans le cadre de projets et de programmes scientifiques européens, d’accroître la coopération avec les Écoles françaises et d’autres institutions de recherche dans l’ensemble du bassin méditerranéen et de s’engager dans une démarche scientifique authentiquement pluridisciplinaire. Quoi qu’il en advienne, l’on ne peut que souhaiter à l’École française de Rome de persévérer dans sa véritable vocation, tout en sachant s’adapter, comme elle l’a fait depuis ses origines, à l’évolution des temps et des mentalités.