Coupoles Quiconque parle arabe est un Arabe !

Quiconque parle arabe est un Arabe !

par M. François DEROCHE, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres –

Dans sa monumentale Histoire de Damas composée vers le milieu du XIIe siècle, Ibn ‘Asâkir rapporte un hadîth qui semble répondre d’emblée à la question qui nous retient aujourd’hui : « Oh mon peuple ! aurait dit Muhammad, Dieu est un et le même. [Adam] notre père est le même. Nul d’entre vous n’hérite l’arabe de son père ou de sa mère. L’arabe est une habitude de la langue et donc quiconque parle arabe est un Arabe ! » Si ces mots ont effectivement été prononcés par le prophète de l’islam, le lien entre langage et identité culturelle s’est donc trouvé reconnu et affirmé au moment même où l’arabe a entamé sa prodigieuse expansion dans la première moitié du VIIe siècle.

Ce lien existait bien avant, objectera-t-on : l’antiquité de la langue est établie par des inscriptions dans divers alphabets, la plus ancienne remontant au début de l’ère commune. L’inscription funéraire d’Imru ‘l-Qays, « roi de tous les Arabes », que vous pouvez aller admirer en franchissant le Pont des Arts, a quant à elle été rédigée au début du IVe siècle en arabe mais en caractères nabatéens. L’ancienneté de l’arabe est attestée plus tôt encore si l’on tient compte d’occurrences des noms, des bouts de phrases- conservées dans des textes proche-orientaux plus anciens.

Les linguistes se sont attachés à reconnaître différentes phases dans l’évolution de la langue jusqu’au moment où, vers le VIe siècle sans doute, est attesté l’arabe dit classique. Vers cette époque se produisirent de manière presque simultanée deux événements qui ont radicalement changé la destinée et le statut de la langue : cessant de se couler dans l’alphabet des autres, l’arabe dispose de sa propre écriture au VIe siècle à la suite de la transformation de l’alphabet nabatéen dont elle est issue. Bien plus décisif, bien sûr, est le message annoncé par Muhammad b. ‘Abdallah au début du VIIe siècle dans une « claire langue arabe ».

Le Coran manifeste une singulière attention à la question de la langue : c’est en effet à lui que j’ai emprunté les mots que je viens de citer. Pour ce qui est de la clarté, le texte adopte une position moins tranchée et admet qu’il contient des obscurités. Les exégètes confessent bien vite leur désarroi devant un certain nombre de passages. On compte ainsi un peu plus de trois cents termes dont la signification fait problème. Aussi très tôt, dès le VIIIe siècle, la philologie, animée par le désir de pénétrer les mystères du texte et d’en éclairer le sens, connaît un essor qui n’a pas de parallèle. Les savants de cet âge collectent avec une admirable ferveur tous les témoignages anciens de la langue susceptibles d’apporter un peu plus de lumière, interrogeant inlassablement les Bédouins qui mieux que quiconque auraient conservé l’arabe dans sa pureté.

Comme le notait William Marçais, « aucune mère n’a été entourée par ses fils de tant d’amour. Nulle langue de civilisation n’a été étudiée avec plus de piété, de zèle et de minutie. » La masse des grammaires, dictionnaires, glossaires spécialisés, traités de rhétorique, composés par les savants musulmans pendant plus d’un millénaire se double d’un inlassable effort de collecte qui se traduit par une prolifération d’anthologies, de recueils de poésies, de proverbes ou de maximes, même si cette production est gonflée par la prolifération de paraphrases des œuvres antérieures, paraphrases donnant elles-mêmes lieu à des commentaires à leur tour glosés. Qu’on ne pense pas que ce zèle linguistique ait brusquement touché les seuls enfants de la Péninsule arabique : il se répand rapidement parmi ceux qui, quelle que soit leur origine, sont membres de la communauté des croyants. Un savant d’origine iranienne, Sibawayhi (mort en 793), compose l’œuvre fondamentale en matière de grammaire arabe, le Kitâb ou Livre, parfois surnommé le « Coran de la grammaire ». Il est intéressant de remarquer que, dans les ouvrages des premiers grammairiens arabes, la langue des Arabes est présentée comme une « façon d’être », un ensemble de manières et de coutumes, bref une culture comme le soulignait le hadîth rapporté par Ibn ‘Asakîr.

Force est d’un autre côté de reconnaître la profonde influence que la langue arabe a exercée au sein du monde musulman. Portée par les armées conquérantes, cultivée par les élites savantes qui s’épanouissaient dans les différentes régions du dâr al-islâm, elle s’est toujours trouvée en situation de coexister avec les langues employées dans la vie de tous les jours. Prenons l’exemple de la Péninsule ibérique : entre Calatayud, la forteresse d’Ayyûb, et Gibraltar, la montagne de Tariq, son paysage est aussi marqué par les toponymes qu’ont laissés derrière eux les occupants arabes que le vocabulaire espagnol est riche en vocables d’origine arabe : entre l’alcalde et le zabazoque, on en dénombre environ quatre mille. Dans ce cas (mais cette observation vaut encore davantage pour le turc ou le persan, ou pour tant d’autres langues parlées dans le monde musulman) les emprunts ne sont pas seulement d’ordre technique, comme cela est en partie le cas en français, ils correspondent à des concepts liés à la culture de l’islam et véhiculés par la langue arabe.

Cette dernière, principalement dans sa forme coranique, peut-elle toutefois être séparée de l’écriture qui lui est associée ? Avant même que ne s’achève le VIIe siècle, la chancellerie du jeune empire qui jusqu’alors avait maintenu selon les lieux l’usage du grec, du pehlevi ou encore du copte reçoit du calife ‘Abd al-Malik l’ordre d’utiliser la langue et l’écriture arabes. Brutalement, par cette décision politique d’une portée considérable, la première cesse d’être l’idiome d’un corps d’occupation très minoritaire pour s’imposer sur la rive sud de la Méditerranée, des rivages de l’Atlantique au cœur de l’Asie. Une mue aussi rapide que spectaculaire transforme la seconde en une des composantes visuelles majeures de l’art de l’islam. Elle fournit un écrin pour le Coran, exalte le pouvoir des califes et des sultans et, par les biais des inscriptions, marque la cité musulmane de son empreinte. Toujours sous ‘Abd al-Malik, la monnaie rompt avec des modèles hérités de l’Antiquité tardive et devient définitivement islamique, associant étroitement au sein d’un décor exclusivement épigraphique la profession de foi et une citation coranique. Quant au monument le plus fameux que fit édifier ‘Abd al-Malik, le Dôme du Rocher, une composante importante de son décor est représentée par le bandeau épigraphique du tambour du dôme qui fait appel, cette fois encore, au texte révélé.

Des mosquées aux plats employés tous les jours, l’omniprésente calligraphie arabe donne à la langue une visibilité peu commune, bien au delà des régions où s’est épanoui l’arabe, partout où l’ont porté les conquêtes et la diffusion de l’islam. Le système d’écriture est repris pour d’autres langues, persan, turc, javanais, swahili ou encore espagnol. Au XVIe siècle, partout où est installée la culture de l’islam, on emploie la même écriture même si la langue qu’elle porte n’est pas l’arabe.

L’alphabet affirme l’appartenance à une même culture au moins aussi clairement que l’arabe du Coran. Il y a plus : comme ce dernier, elle rapproche du divin. Ne l’oublions pas : langue et écriture, associées par l’interprétation commune de la « tablette bien gardée », l’archétype céleste du Coran mentionné dans la sourate LXXXV, entretiennent entre elles des liens mystérieux. Des mystiques spéculeront sur la troublante correspondance qui se noue autour de l’alif, initiale du nom divin, Allâh, mais aussi première lettre de l’alphabet et dont la valeur numérique est un comme Dieu est Un. La révérence qui entoure l’écriture arabe en général et le nom divin ou celui de son prophète s’exprime de mille manières, des plus savantes aux plus modestes. Un morisque installé au XVIe siècle à Salonique, Ibrahim Izquierdo, recopie ainsi une traduction espagnole du Coran : le texte original vient naturellement en premier, suivi de la traduction en caractères latins, à l’exception du mot Allâh que le copiste écrit scrupuleusement en caractères arabes.

Le lien qui existe entre l’arabe et la religion dont il véhicule le message est d’une vigueur peu commune. Le Coran a véritablement sacralisé la langue. Il n’est de ce fait nullement surprenant que, dans la conception traditionnelle du savoir, la philologie relève des sciences coraniques, aux côtés de l’exégèse ou de la cantillation ou tajwîd. N’est-elle pas née, comme je l’ai rappelé, de l’impérieuse nécessité de comprendre le texte révélé ? Tant d’exemples utilisés par les grammairiens sont empruntés au Coran que se pose la question de savoir si des non-musulmans peuvent être autorisés à apprendre l’arabe classique. Depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours, un refus leur a souvent été opposé, ce qui pourrait bien être à l’origine de ce curieux document. Il s’agit d’un fragment provenant de la Geniza du Caire où la première sourate du Coran et le début de la seconde ont été écrits en caractères hébreux : le propriétaire juif du codex était peut-être désireux d’apprendre l’arabe classique, mais il l’était encore davantage d’éviter les désagréments qu’il n’aurait pas manqué de connaître pour avoir en sa possession un texte coranique.

Le Coran a sacralisé la langue, disais-je, et je devrais ajouter : mais aussi l’écriture. Au XIIIe siècle, le juriste al-Subkî, interrogé sur le point de savoir s’il était ou non blâmable de fouler du pied un tapis où figureraient des mots relevant du vocabulaire religieux répond par l’affirmative. Il s’agit probablement d’un cas fictif, comme avaient l’habitude d’en imaginer les juristes pour anticiper des situations ou démontrer leur habileté : les tapis que nous connaissons préfèrent, me semble-t-il, des décors d’une autre nature. Mais la réponse d’al-Subki, s’il l’avait connue, aurait sans doute permis à un célèbre couturier d’éviter une mésaventure pour avoir utilisé des calligraphies arabes sur une robe…

De quel arabe parlons-nous ? Il s’agit bien entendu de l’arabe du Coran, de l’arabe classique ou fusha. On débat sur sa nature même : fut-il jamais autre chose qu’une langue artificielle, utilisée par les poètes de l’Arabie préislamique et par l’auteur du Coran ? C’est l’opinion de la majorité des linguistes qui tendent à penser qu’une koinè poétique était en usage à côté de l’arabe parlé communément dans une partie de la Péninsule arabique et sur ses marches septentrionales, une situation de diglossie qui s’est en définitive perpétuée jusqu’à nos jours. De fait, personne n’a comme langue maternelle l’arabe classique. L’arabe que l’on parle, ce sont habituellement les variantes dialectales qui sont souvent perçues avec un certain dédain comme si elles n’étaient pas du tout des langues, mais plutôt des systèmes chaotiques, dépourvus de cohérence et de grammaire. Elles peinent à exister comme langue de culture et il n’est qu’à voir comment sont accueillies les propositions qui sont faites pour qu’elles soient reconnues officiellement pour comprendre que cette perspective reste bien lointaine.

Mais revenons au VIIIe siècle, au moment de la grande expansion de l’islam. Les contacts avec l’Asie centrale ont entre autres conséquences de mettre en marche la « révolution du papier » qui marquera les débuts de la période abbasside. L’introduction de ce support dans la pratique du monde musulman a très certainement eu pour effet une explosion de la production littéraire. Par un paradoxe apparent, la culture orale qui caractérisait en principe l’Arabie ancienne cédait la place, sans que ce changement soit clairement avoué, à une culture de l’écrit. Elle offrait ainsi à la littérature arabe les moyens de devenir, à côté de la chinoise, la plus abondante en compositions de tout genre. En passant rapidement en revue les origines des auteurs médiévaux, on prend vite la mesure de la pénétration de la culture et de la langue arabes dans l’ensemble du monde musulman de l’époque, de Séville à Samarcande, de Sanaa à Brousse. Ces hommes représentent assurément une élite cultivée, mais ils sont des relais essentiels dans ce phénomène d’imprégnation que je signalais plus haut.

La pratique de l’arabe classique est ardue et, de nos jours, seule une minorité des arabophones maîtrise cette langue complexe. Il en allait sans doute déjà ainsi dès le moment où nous commençons à la saisir. Ceux-là même qui en devraient maîtriser les difficultés ne sont pas à l’abri d’erreurs. Elles sont humaines, celles que doivent corriger les transmetteurs des poètes préislamiques. Mais le message divin lui-même n’éviterait pas les fautes en ce domaine, nous dit-on. C’est du moins ce qui semble ressortir d’une tradition très intéressante qui nous présente le calife ‘Uthmân en train de recueillir les textes coraniques déjà existants et envoyant Ibn Zubayr chez sa tante ‘A’isha, veuve de Muhammad. « J’apportai, raconte Ibn Zubayr, les rouleaux sur lesquels était écrit le Coran et, après que nous les ayons lus et polis, ‘Uthmân ordonna de déchirer les autres versions. » Ainsi, la vulgate coranique aurait été précédée d’un travail de polissage, à l’image de ce qui se faisait pour la poésie. Il n’est pas anodin que ‘A’isha intervienne à nouveau dans une autre anecdote, mais cette fois comme protagoniste, pour affirmer qu’il y a dans le Coran des fautes de grammaire, mais que les scribes se chargeraient de les corriger.

Si l’arabe classique présentait des difficultés pour des arabophones du VIIe siècle, parlant il est vrai au quotidien une autre forme de cette langue, que dire de ceux qui s’exprimaient en persan, turc ou copte ? Très tôt, l’afflux de convertis qui ne parlaient pas l’arabe a fait surgir le problème de leur accès au texte sacré et donc de sa traduction. Au VIIIe siècle, le juriste Abu Hanifa rendit un avis autorisant l’utilisation de langues vernaculaires lors de la prière : selon lui, les fidèles pouvaient ainsi réciter un passage coranique en persan. Cette position, qui aurait sans nul doute modifié radicalement le rôle de l’arabe comme langue de la culture de l’islam, suscita très rapidement de vives critiques, y compris de la part de juristes hanafites qui, sur ce point du moins, ne suivaient pas le ‘fondateur’ de leur école. Par la suite, les traductions du Coran produites en terre d’islam ou bien se cacheront derrière l’exégèse, se présentant comme un commentaire en langue vernaculaire, ou bien adopteront sur les copies du texte sacré une position subalterne par rapport à l’original arabe, sacrifiant même la logique de la langue au bénéfice d’un respectueux mot à mot.

Plus près de nous, au lendemain de la première guerre mondiale, la Turquie kémaliste introduisit un temps l’appel à la prière en turc. Dans un cas comme dans l’autre, des motivations d’ordre religieux firent abandonner des solutions qui dans un cas visaient à donner un accès plus facile au texte coranique, dans l’autre répondaient à une idéologie nationaliste. La foi a jalousement défendu le statut de la langue arabe.

Les anecdotes ne manquent pas, souvent rapportées par des voyageurs occidentaux, à propos de musulmans qui ignorent parfaitement l’arabe en général et l’arabe classique en particulier, mais connaissent par cœur le texte du Coran qu’ils sont à même de réciter en respectant les règles de cantillation. Pour eux, comme d’ailleurs pour tous ceux qui quotidiennement font leurs prières, l’utilisation de l’arabe classique relève de convictions religieuses, renforce le sentiment d’appartenir à l’umma, la communauté des croyants, et de partager une même culture islamique. Le Coran affirme, je l’ai déjà signalé, qu’il est en arabe. En un autre point du texte, il précise que cette langue est celle du peuple du prophète Muhammad. La profonde vénération des musulmans pour ce dernier et le souci de se rapprocher de sa figure exemplaire, bref, d’être son peuple, sont deux puissantes motivations pour préserver ce statut spécifique de l’arabe classique, soutenu à travers les siècles par le message dont il est le vecteur.

Je laisse aux théologiens musulmans le soin de discuter du caractère miraculeux du Coran. Je relèverai seulement que l’arabe classique lui doit d’être devenu une langue de civilisation pour des millions d’hommes, mais selon des conditions bien particulières. Que saurions-nous de lui sans le Coran et sans la religion qu’il fonde ? Connaîtrions-nous plus que cette poignée d’inscriptions antérieures à l’islam que je mentionnais en commençant ? Que subsisterait-il d’une poésie encore largement orale avant que les philologues arabes ne la mettent par écrit ? Paradoxalement, le moment où, porté par une religion, l’arabe classique sort des frontières de l’Arabie se trouve être également celui où, pour lui, le temps s’est arrêté. En effet, à l’instar du texte qui est au cœur de la culture de l’islam, il ne change pas –il ne doit ni ne peut changer. Le travail des grammairiens du VIIIe siècle n’a rien visé d’autre qu’éviter que la langue ne s’écarte trop de l’usage coranique. Bien commun de tous les Arabes, l’arabe classique est la marque de leur identité : pour reprendre les termes du hadîth en les adaptant, il est leur héritage collectif. Mais il dépasse largement cette position. Car il est aussi le bien commun de tous les musulmans, qu’ils connaissent ou non cette langue. Il n’est pas la langue de l’islam, il en est une partie essentielle.