Coupoles « L’Italie est la mère, et la Grèce l’aïeule. » Langues et esprit de famille

par M. Charles De LAMBERTERIE, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

Au soir de sa vie, en 1884, Victor Hugo se plaisait à rappeler qu’il avait, dans sa jeunesse, participé au mouvement philhellène, aux côtés des Grecs qui dans les années 1820 luttaient pour obtenir leur indépendance(1) :

« J’ai autrefois, dans les jours de combat, fait ce vers dont le souvenir me revient au jour de la victoire :

‘L’Italie est la mère, et la Grèce est l’aïeule’. »

En exprimant ainsi la reconnaissance de l’Europe occidentale moderne à l’égard de l’Italie et de la Grèce, notre poète national se faisait l’héritier des vues traditionnelles relatives non seulement à la culture classique, mais aussi aux langues dans lesquelles cette culture s’est développée. Pour un Français, ce vers signifie que le français vient du latin, et que le latin à son tour vient du grec : cette dernière idée remonte à l’antiquité, où l’on tenait le plus souvent le latin pour un dialecte grec occidental implanté en Italie, et elle est restée la conception dominante jusqu’à ce que se développe, au xixe siècle, la grammaire comparée des langues indo-européennes. Dans sa célèbre lettre à Édouard Tournier sur les rapports de la linguistique et de la philologie, publiée en 1878 dans la Revue de philologie, le linguiste Michel Bréal, membre de notre Compagnie qui joua un grand rôle dans le développement de la linguistique indo-européenne en France, rappelle, avec un humour un peu grinçant, que les philologues classiques ont eu du mal à se défaire de leurs vieilles habitudes. Je le cite(2) :

« Il est toujours désobligeant de dire à quelqu’un : ‘Telle chose, que vous savez, vous l’avez apprise de moi. Telle énormité, que vous ne dites pas, mais que vous disiez, c’est moi qui vous ai appris à la rayer de vos notes.’ »

Ainsi le linguiste peut-il dire au philologue :

« Sur le grec et le latin, vous avez aujourd’hui de tout autres idées que celles que vous avaient transmises vos maîtres : à qui les devez-vous ? vous avez cessé de croire, par exemple, que le latin était une langue apportée en Italie par les colonies helléniques ou un mélange de l’osque avec le pélasge et l’étrusque. […] Conformément à cette théorie, on faisait entrer les mots latins, tout foulés et meurtris, dans le moule des mots grecs. Les latinistes qui médisent de la linguistique sont des ingrats : ils devraient lui garder une reconnaissance durable. »

À vrai dire, les linguistes comparatistes pouvaient, eux aussi, balayer devant leur porte. Car, dans les premiers travaux consacrés à la famille des langues indo-européennes, et notamment chez le savant allemand Franz Bopp (mort en 1867), le grec et le latin étaient considérés comme dérivant du sanscrit, la langue classique de l’Inde indo-aryenne, à laquelle on attribuait une antiquité fabuleuse. Le caractère erroné de cette doctrine n’a été mis en évidence que lors de l’émergence du courant néo-grammairien, dans les années 1870, et Bréal lui même est resté à l’écart de ce mouvement qu’en France on appelait la « nouvelle école » et dont nous tenons deux acquis définitifs : l’indo-européen ne se confond pas avec le sanscrit, et, à l’intérieur de cette famille de langues, le grec et le latin n’ont aucune affinité particulière l’un avec l’autre.

Dans le passé, de grands linguistes ont pu croire qu’il y avait un lien direct entre la structure de la langue grecque et le fait qu’elle a été le vecteur d’une grande culture. C’était notamment, chez nous, le cas d’Antoine Meillet. Les linguistes d’aujourd’hui sont, sur ce point, nettement plus réservés. Pour ne prendre qu’un exemple, si les Grecs ont développé sur une large échelle la composition nominale, ce qui leur a permis de se constituer un riche vocabulaire politique, philosophique, scientifique et technique dont nous sommes les héritiers, c’est certes parce que leur langue disposait d’un arsenal fourni pour créer des mots nouveaux, avec les deux branches de la formation des mots que sont la dérivation et la composition. Mais ce trait n’est pas propre au grec ; on le retrouve, par exemple, dans cette autre grande langue de culture qu’est le sanscrit. Meillet ne l’ignorait certes pas, mais l’idée qu’il a soutenue par ailleurs, à savoir que « l’indo-européen était une langue de demi-civilisés »(3), apparaît d’autant plus paradoxale, car ces procédés de formation des mots sont, en sanscrit comme en grec, hérités de l’indo-européen, même si le développement de la composition a été encore plus grand à époque historique, et d’autant plus important qu’on avance dans le temps.

Qu’en est-il exactement de l’héritage indo-européen dans les langues classiques ? Disons d’emblée, pour être clair, que la démarche comparative est le prolongement nécessaire de l’approche historique en linguistique, et que, dans le cas qui nous intéresse, on ne peut faire l’économie de l’indo-européen, à moins de croire à la génération spontanée : on se comporterait comme un romaniste qui prétendrait pouvoir se passer du latin pour reconstruire la préhistoire des langues romanes. Ce qui ne justifie pas, bien entendu, une explication par le « tout indo-européen », ni en linguistique ni, à plus forte raison, dans d’autres domaines. Il reste que la méthode comparative donne des résultats tangibles non seulement sur le plan de la phonétique, de la morphologie, de la syntaxe et du lexique, mais aussi sur celui de la poétique, lequel met en jeu l’agencement des mots. C’est ce qu’ont montré notamment les travaux du savant américain Calvert Watkins, membre associé étranger de notre Compagnie qui nous a quittés voici deux ans. Pour les prolonger, je me limiterai ici à un exemple particulier, en étudiant les règles très précises auxquelles, dans les littératures anciennes du monde indo-européenne, les poètes doivent se soumettre au début d’un texte.

L’œuvre littéraire la plus ancienne de l’Inde indo-aryenne est le Rig-Véda, littéralement « Savoir consistant en hymnes », recueil d’un millier d’hymnes versifiés adressés aux dieux du panthéon brahmanique. La date de composition en est impossible à établir avec précision, mais on estime que les parties les plus anciennes ont chance de remonter à la seconde moitié du deuxième millénaire avant notre ère. Le premier de ces hymnes est adressé à Agni, le feu divinisé, prééminence qui se justifie par le rôle dévolu au feu dans le rituel du sacrifice. Voici donc les tout premiers mots de la littérature indienne, que tout le monde se doit de connaître dans l’Inde classique et qui ont un statut de texte fondateur dans la culture (RV I, 1, 1a) :

agním īḷe puróhitaṃ

ce qui donne, en traduction mot à mot : agním « Agni » (complément à l’accusatif), suivi de la forme verbale īḷe « je célèbre (ou : j’invoque) », puis de l’adjectif composé à l’accusatif puróhitaṃ « placé en tête » (entendez : « en tête du cortège sacrificiel »), épithète du premier mot du texte. C’est le récitant qui parle, comme représentant à la fois de l’assemblée réunie pour le sacrifice et du poète auteur de l’hymne.

Comparons le tout début de l’Iliade, où le poète invoque sa Muse inspiratrice (chant I, vers 1-2) :

Μῆνιν ἄειδε, θεά, Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος,

οὐλομένην…

 Mēnin aeide, theā, Pēlēïadeō Akhilēos,

 oulomenēn…

c’est-à-dire, ici aussi en mot à mot : Μῆνιν « La colère » (substantif féminin, complément direct à l’accusatif singulier), ἄειδε « chante » (verbe à l’impératif), θεά « déesse » (vocatif), Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος « du Péléïde Achille » (compléments de Μῆνιν, au génitif), puis, au début du vers suivant, οὐλομένην « maudite », participe à valeur d’adjectif épithète de Μῆνιν.

Les analogies de structure sautent aux yeux. Dans l’hymne védique comme dans le poème homérique, le premier mot du texte est un substantif à l’accusatif complément d’un verbe de parole, ce que les linguistes appellent le « topique », désignant la personne ou la chose dont il va être question dans l’œuvre tout entière. Notons, au passage, que les mots agní, le correspondant étymologique du latin ignis « feu » et μῆνις ont la même finale -ni-, ce qui est peut-être fortuit, mais on sait que la colère est volontiers comparée à un feu destructeur : image certes banale, mais très développée dans les littératures anciennes du monde indo-européen ; je renvoie, sur ce point, au bel article de Cal Watkins paru dans les Comptes rendus de notre Académie voici une quinzaine d’années(4). Quant aux mots qui suivent immédiatement, ils ont un statut remarquable du point de vue linguistique. Dans une phrase de ce type, en sanscrit védique, les formes verbales se comportent comme des enclitiques, c’est-à-dire des mots sans accent (c’est le cas, ici, de īḷe), et il en va de même aussi pour les formes nominales au vocatif lorsqu’elles ne sont pas en début de vers. Cela n’est plus vrai en grec à époque historique, mais si nous appliquons avec rigueur la méthode comparative nous sommes invités à croire que c’était encore le cas dans la préhistoire de la langue pour les mots ἄειδε et θεά. Et l’on comprend, du coup, pourquoi dans les deux langues les déterminants du nom initial sont séparés de lui, qu’il s’agisse des compléments adnominaux ou de l’adjectif épithète. L’Iliade, nous le savons tous, est le poème de la « colère d’Achille » et, dans les derniers chants, de l’apaisement de cette « maudite colère ». Si le syntagme constitué par le nom et son épithète est ainsi disjoint, c’est en vertu d’une règle indo-européenne de l’ordre des mots, mise en évidence par le grand linguiste Jacob Wackernagel dans un article fondateur(5), selon laquelle les enclitiques remontent dans la phrase au plus près du mot tonique initial. Le poète est soumis à ces règles contraignantes d’agencement des éléments. Il en va de même dans le premier vers de l’Odyssée (I, 1) :

Ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον…

Andra moi ennepe, Mousa, polutropon…

soit, ici encore en mot à mot : Ἄνδρα « l’homme, le héros » (accusatif), μοι « à moi » (pronom enclitique au datif), ἔννεπε « dis » (verbe à l’impératif), Μοῦσα « Muse » (vocatif), πολύτροπον « aux mille tours » (adjectif composé à l’accusatif), avec le même syntagme disjoint pour désigner Ulysse, « l’homme aux mille tours ». Vers qu’a imité, en latin archaïque, le poète Livius Andronicus (IIIe siècle avant notre ère) au début de son Odyssée :

Virum mihi, Camena, insece versutum

soit : Virum « l’homme, le héros » (accusatif), mihī « à moi » (datif), Camēna « Camène » (vocatif), insece « dis » (verbe à l’impératif), versūtum « fertile en expédients » (adjectif à l’accusatif, épithète disjointe de virum), avec, par rapport au modèle grec, de menues différences qui tiennent à l’emploi d’éléments venus du vieux fonds italique (le vers saturnien et non l’hexamètre dactylique, le nom de la nymphe Camène). La forme verbale de ce vers, transmise comme insece mais dont nous savons, par les variantes qu’atteste la tradition textuelle d’un vers d’Ennius, que la forme ancienne était inseque, fournit un répondant exact ce que dans notre jargon de comparatistes nous appelons une « équation » au grec ἔννεπε, l’un et l’autre reflétant un étymon indo-européen que nous pouvons reconstruire avec certitude comme *én sekwe, combinaison d’un préverbe tonique et d’une forme verbale enclitique à l’impératif. Notre poète latin n’a pas pu inventer cette forme, et il est impossible d’y voir un emprunt au grec ; elle remonte à un héritage de la langue poétique indo-européenne conservé fidèlement dans les deux langues. Ce qui est remarquable dans ce vers latin, c’est que, tout en procédant, par son sens et sa structure générale, d’un emprunt au grec, il contient aussi des éléments hérités qui se retrouvent en grec. On voit ainsi que, dans les trois langues impliquées (sanscrit, grec, latin), ces textes fondateurs sont eux-mêmes des textes fondés : ils s’enracinent dans une très ancienne tradition que la méthode comparative permet de mettre en évidence.

Les poètes de la Rome ancienne maîtrisaient le grec autant que leur propre langue, et, de ce fait, un auteur comique tel que Plaute ne cesse de jouer sur cette double compétence qui était aussi, pour une large part, celle de son public. Ainsi, dans Les Ménechmes (v. 779) :

loquere … paucis, non longos logos

« parle brièvement, pas de longs discours »

avec un jeu entre les mots latins loquor « parler », longus « long » et le mot grec λόγος « parole ». Ces interférences dépassent le niveau du simple jeu verbal ; elles se reflètent aussi dans le développement du lexique latin. Parmi les composés de loquor, colloquor « s’entretenir » a un nom verbal colloquium, dont nous nous servons encore ; mais en face de prōloquor on trouve prōlogus et prōlogium « prologue », qui sont des hybrides gréco-latins, le mot grec impliqué étant πρόλογος (prologos). De ēloquor « s’exprimer » dérivent ēloquens et ēloquentia, qui sont passés en français ; mais comme nom verbal on connaît à la fois ēloquium et, à une date plus ancienne, ēlogium. Dans la langue des chrétiens, cet ēlogium s’est croisé avec eulogium « bénédiction », mot qui lui-même procède d’une adaptation du grec εὐλογία (eulogiā). Ce véritable sabir gréco-latin n’a cessé de prospérer à travers les âges. C’est de lui que nous tenons en français notre mot éloge, qui n’est pas déplacé dans une enceinte académique. Usuel depuis le XVIIe siècle, il était attesté au départ sous deux formes, à savoir élogue (formé comme dialogue) et euloge, emprunté à eulogium.

C’est dans la composition nominale, moins développée en latin qu’en grec, que l’influence du grec sur le latin s’est fait le plus sentir. Ainsi, de socius « compagnon, associé » dérive en latin societās « association, société » ; mais lorsque Plaute veut créer un mot composé, cela produit sociofraudus « qui trompe son associé », avec à la frontière des deux membres une voyelle -o- typiquement grecque alors que, du point de vue lexical, les éléments constitutifs de ce composé sont purement latins. Bien plus tard, Auguste Comte en fait autant lorsqu’il forge, en 1839, le mot sociologie, bel exemple d’hybride gréco-latin. Dans les langues modernes, les mots de ce type ont une productivité infinie. Ils relèvent de ce que les linguistes appellent aujourd’hui la « composition néo-classique » ; ils sont certes constitués à partir d’éléments grecs et latins, mais, bien entendu, ne se comprennent que comme des créations modernes. Quelqu’un qui voudrait trouver les mots autodrome, cinéphile, homophobe ou téléphage dans un dictionnaire grec risquerait d’avoir à chercher longtemps.

Lorsque nous créons des termes techniques, nous sommes le plus souvent amenés à recourir à des éléments d’origine latine ou grecque. Chez les médecins, le nerf de la jambe est le nerf crural, comme si le mot français jambe était inapte à servir de base de dérivation. En ce qui concerne les composés, je me limiterai à un seul exemple. Juste après la deuxième guerre mondiale, lorsque le musicographe et compositeur français René Leibowitz écrit plusieurs livres pour faire connaître Schœnberg et l’école de Vienne(6), il qualifie le système de Schœnberg de musique de douze sons. En allemand, Schœnberg emploie les mots composés Zwölftontechnik, musik, reihe, le dernier d’entre eux comportant au second membre le mot Reihe « série ». Mais en français, impossible de former des composés à partir du syntagme douze sons, et Leibowitz crée donc dodéca-phonique, phoniste, phonisme, en recourant au grec.

J’ai rappelé que dans les langues modernes le marqueur formel typique de la composition nominale, emprunté au grec ancien, était la voyelle -o- à la jointure des deux membres sur toute base nominale : ainsi franco-anglo et des milliers d’autres, avec une productivité infinie. Cela n’est pas réservé au vocabulaire savant, car, à partir de là, le français populaire utilise librement la voyelle -o- comme une finale d’abréviatif : ainsi apéro à partir de apéritif, ou intello à partir de intellectuel. Même à ce niveau de langue, nous sommes, d’une certaine manière, les filles et les fils d’Homère et de Platon.



(1) V. Hugo, Actes et paroles. III : Après l’Exil (1870-1885), Paris, 1940, note xxix : « Anniversaire de la délivrance de la Grèce (5 avril 1884) », p. 403.

(2) M. Bréal, « Sur les rapports de la linguistique et de la philologie. Lettre à M. Éd. Tournier », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, Nouvelle série, année et tome II, p. 1-10. Article reproduit dans P. Desmet et P. Swiggers (éds.), De la grammaire comparée à la sémantique. Textes de Michel Bréal publiés entre 1864 et 1898, Leuven-Paris, 1995, p. 242-251 (citations p. 244 et 245).

(3) A. Meillet, Esquisse d’une histoire de la langue latine (3e éd., Paris, 1933), p. 235.

(4) C. Watkins, « L’Anatolie et la Grèce : Résonances culturelles, linguistiques et poétiques », CRAI 2000[2001], p. 1143-1158. Article reproduit dans les Selected Writings de l’auteur, Innsbruck, III, 2008, p. 974-989.

(5) J. Wackernagel, « Über ein Gesetz der indogermanischen Wortstellung », Indogermanische Forschungen, I, 1892, p. 333-436. Article reproduit dans les Kleine Schriften de l’auteur, Göttingen, I, 1953, p. 1-104.

(6) R. Leibowitz, Schœnberg et son école (Paris, 1947) ; Id., Introduction à la musique de douze sons (Paris, 1949).