Coupoles Monique Trédé : L’antiquité classique a-t-elle pensé l’égalité des sexes ?

Monique Trédé : L’antiquité classique a-t-elle pensé l’égalité des sexes ?

Χωρὶς γυναικὸς θεὸς έποἱησεν νὁον // τὰ πρῶτα

« Quand la divinité créa l’esprit à l’origine elle en exclut la femme »

Telle est l’attaque du poème que composa Sémonide d’Amorgos, à la fin du VIIe siècle avant notre ère. Cette variation sur le thème hésiodique de « Pandora », la femme, fléau des humains, « ce mal destiné aux humains que, dans sa colère contre Prométhée, Zeus a conçu… » – compte 118 vers iambiques. Elle déroule une galerie de dix portraits, dix types féminins assimilés pour huit d’entre eux à un animal, et pour les deux autres aux éléments que sont terre et mer : la femme faite de limon terreux , inerte et hébétée, reste lovée au coin de l’âtre ne songeant qu’à manger ; tandis que la femme « marine », changeante comme les flots, est tantôt triste tantôt joyeuse, aimable ou acariâtre, sans qu’on en saisisse la raison. Les huit portraits animaux ont inspiré dans les années soixante-dix les sculptures de Marcelle Quinton que vous voyez défiler :
– La femme-cochon, souillon dans la bauge où elle se vautre en ne pensant qu’à se nourrir,
– La femme-renard se mêle de tout et tranche de tout en fonction de ses seuls intérêts,
– La femme- chienne, toujours à épier et aboyer sans consentir à rien entendre,
– La femme-ânesse qui ne comprend que les coups et fait l’amour avec le premier- venu,
– La femme-belette, sans charme ni beauté, obsédée sexuelle, voleuse à l’occasion,
– La femme-cheval, à l’opulente crinière, orgueilleuse et hautaine s’estimant digne d’un roi fait le malheur de son époux,
– La femme-singe, la pire de toutes, repoussante et ridicule, sans poitrine ni fessier, toujours à chercher querelle,
– Seule à faire le bonheur des siens, la femme-abeille, économe et toujours active, fuit commères et commérages.
Ce poème, l’un des premiers chefs-d’œuvre de la misogynie universelle, fournit un bon exemple de la tradition comique qui présente les femmes comme curieuses, indiscrètes, bavardes, menteuses, changeantes, traîtresses, esclaves de leur corps, obsédées par le sexe, la nourriture et la boisson…
Citons Aristophane : « biberonnes fieffées, le grand bonheur des cabaretiers et notre fléau à nous » (Thesmophories, v. 736-737)
« Il n’est point de bête plus indomptée qu’une femme, point de feu, et nulle panthère n’est à ce point intraitable » (Lysistrata, v.1014 sq.) ; ou « La peste soit de vous, flatteuses que vous êtes ! Il dit vrai ce vers : « rien avec ces fléaux et rien sans ces fléaux » (ibid. v.1037 sq.)
D’où le souhait , souvent formulé par les hommes, en Grèce comme à Rome, de pouvoir procréer sans l’intervention des femmes. Car si Rome n’a pas connu les gynécées du monde grec, les Romains s’accordent avec Aristophane pour redouter la frénésie amoureuse des femmes (dont « le désir est plus vif que le nôtre et comporte plus de violence et d’égarement » confie Ovide dans l’Art d’aimer) et pour considérer le mariage comme une calamité inévitable.
Dans le Trinummus Plaute met en scène un père irrité des bêtises de son fils qui pour le punir décide de le marier : « Si tu veux enfin être un homme de bien, je t’ai fiancé à la fille de Calliclès.
– le fils repentant : je l’épouserai, père, et aussi toutes celles que tu voudras
– le père ému par cet héroïsme : j’ai beau être fâché contre toi, c’est assez d’une seule punition pour un seul homme. »
Dans la Cistellaria (I, 3, v.175) un personnage raconte qu’une femme est morte et conclut : « c’était bien la première fois qu’elle faisait plaisir à son mari », oraison funèbre d’un ton nouveau à laquelle fait écho l’exclamation d’un mari dans la Casina (II, 3) : « ma femme me met au supplice en continuant à vivre » ou le cri de Mégadore : « Mourir plutôt que me marier ! Pour consentir au mariage une seule condition : demain l’épouse entre à la maison, mais après-demain on l’en sort pour le cimetière. »
Il fut même un temps où un impôt spécial à Rome frappait les célibataires…
Rien de bien sérieux néanmoins, semble-t-il, dans ce qui précède comme le reconnaissent eux-mêmes certains des personnages de Plaute…

Et pourtant, gage de scientificité sinon d’objectivité, l’antiquité classique fonde l’infériorité féminine sur des critères biologiques. C’est un temps où, pour reprendre l’ exquise formule de Michelle Perrot « les hommes ont la fière conscience de leur virilité féconde ».
Pour Aristote « le principe du mouvement, c’est à dire le mâle, est pour les êtres qui naissent, ce qu’il y a de meilleur et de plus divin tandis que la femelle est la matière » ( GA II, 1, 732 A, 6-9).
Si le corps de la femme est plus humide que celui de l’homme, cette différence est un excès par rapport au juste milieu qui est l’apanage du corps masculin. L’humidité et la froideur de la femme sont dues aux pertes de substance sanguine que les femmes subissent régulièrement sans pouvoir l’empêcher (alors que les hommes perdent leur sang dans des activités volontaires, choisies chasse, guerre ou diverses formes de compétition). Et la différence de chaleur vitale rend également compte de la spermatogénèse qui donne forme et vie à l’embryon. La stérilité ne peut donc être que féminine.
(Notons que l’ignorance des lois de la procréation a duré jusqu’à la fin du 17e siècle, quand on a découvert l’existence de l’ovule féminin et des spermatozoïdes dans le liquide séminal, ouvrant ainsi un débat qui dura presque un siècle pour savoir qui, de l’ovule ou du spermatozoïde, était le vrai responsable de la genèse de l’embryon…)
Pour Aristote , les choses sont claires : sang, lait et sperme sont le résultat de la transformation -ou coction- des aliments dans le corps. La chaîne de transformation passe de la nourriture au sang et de là, par l’effet d’une coction différente selon les sexes, au sperme pour l’homme et au lait pour la femme : « Comme les menstrues se produisent (la coction n’est pas parfaite) il ne peut y avoir de sperme ». Ainsi se trouve rationalisé l’ensemble de la production des fluides qui est du même coup hiérarchisée en fonction de la caractérisation des sexes chaud et sec pour le mâle, humide et froid pour la femme. Et la détermination du sexe de l’embryon obéit au même genre de raisonnement. Pour Anaxagore déjà, la détermination du sexe vient du père : les garçons proviennent du testicule droit, le plus chaud ; et les filles du gauche. Pour Empédocle, c’est la plus ou moins forte chaleur de la matrice liée à l’état du sang menstruel qui fait naître garçon ou fille. Pour Aristote « le mâle émet un sperme qui contient le principe de la forme : la femelle, simple matière, n’est que réceptacle. »
La différence fondamentale en production de chaleur rend compte également de la différence anatomique des organes : un sexe chaud secrète un résidu pur, en petite quantité , que les testicules suffisent à stocker ; l’autre sexe, plus froid, incapable de parvenir à une coction parfaite, a besoin d’un organe plus vaste, l’uterus. Cet organe est la différence essentielle entre l’homme et la femme . Source, selon Hippocrate, de la plupart des maladies des femmes, il est la clé de « l’incommode constitution féminine ». Il est conçu comme une sorte d’être vivant mobile ; animé de mouvements il peut s’ouvrir ou se fermer ; petit animal glouton, il semble doté d’une volonté propre : il souhaite concevoir. « Ce que chez les femmes on appelle matrice et utérus est un animal interne enclin au désir de faire des enfants » note Platon dans le Timée.. et lorsqu’il est demeuré stérile longtemps (…) alors cet organe s’impatiente… »( 91C)
Ainsi se trouve fondée en nature l’éclatante domination masculine qui, à en croire la plupart des critiques, caractériserait le monde de l’Antiquité classique.

Faut-il vraiment voir là le dernier mot de la civilisation gréco-romaine sur les femmes ? Sûrement pas. On rencontre chez Hérodote, Diodore ou Strabon l’évocation de femmes viriles, ces femmes nomades, si joliment évoquées par notre consoeur Véronique Schiltz, ces Amazones en qui le père Lafitau au 18e siècle et Bachofen au milieu du 19e siècle, ont cru pouvoir reconnaître un stade de matriarcat primitif – hypothèse qui fit un temps la joie des féministes, mais à laquelle il fallut renoncer quand l’archéologie leur apporta un démenti sans appel. D’un autre côté il suffit de penser à l’image de la femme que nous ont laissée poètes, peintres et sculpteurs, grecs ou romains, pour se convaincre que les lieux communs du « blâme des femmes » (psogos gunaikôn) ne résument pas l’attitude de ces civilisations vis à vis des femmes.

Mais faut-il voir, à tout le moins, dans ce « machisme « proclamé sans complexes, une spécificité de ces mondes anciens ?
Quittons les un instant pour un temps plus proche du nôtre . Je cite, au hasard des souvenirs ou des relectures :
« Ah les femmes , ces animaux sans queue ni tête » ( Sacha Guitry)
« Être marié ! Ça doit être terrible ! je me suis toujours demandé ce que l’on pouvait faire avec une femme en dehors de l’amour » (Sacha Guitry)
« La chaîne du mariage est si lourde qu’il faut bien être deux pour la porter, souvent trois. » ( Alexandre Dumas)
« Les célibataires devraient être lourdement imposés. Il n’est pas juste que certains hommes soient plus heureux que les autres . » ( Oscar Wilde)
Et c’est au philosophe Alain, ce dit-on, qu’il reviendrait de faire écho à Sémonide d’Amorgos puisqu’il est censé avoir avoué : « J’ai souvent envie de demander aux femmes par quoi elles remplacent l’intelligence. »
Si « la Providence a voué les femmes à l’existence domestique » comme le prétendent Guizot ou Proud’hon, c’est que – je cite encore – « le cerveau de la femme présente moins de circonvolutions que celui de l’homme et que chez elle la substance grise est plus légère que chez l’homme. » Et l’illustre Broca lui-même est convaincu pour sa part que la petitesse du cerveau féminin « dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle ». Je pourrais multiplier sans fin les citations pour vous convaincre que la misogynie n’est pas une spécificité de l’Antiquité classique . Car, de Sémonide à Jean Yanne en passant par St Jérôme, St Augustin, Shakespeare, Rabelais, Molière, Anatole France et tant d’autres, jusqu’au milieu du 20e siècle, tout le monde semblait admettre que la misogynie était un ressort du comique et la convention qui fait des propos anti-féministes une source d’amusement est la plus ancienne et la plus répandue qui soit. Que le propos soit paillard ou plus ironique et mondain, on y trouvait un élément de transgression joyeuse des tabous. Ayons une pensée pour ce domaine du rire que nous sommes peut-être sur le point de perdre aujourd’hui…

Il est temps maintenant de saluer l’apparition , dans ce « club d’hommes » qu’est la cité grecque, du premier vrai penseur de l’égalité des sexes, je veux dire PLATON.
Au livre V de la République Platon qui tente de « tracer au moins en paroles ( ou par le raisonnement, λογωι) le modèle de l’État parfait » ( 472 E) cherche à garantir l’unité de la classe des gardiens en donnant aux femmes la même éducation et les mêmes fonctions qu’aux hommes (451 E). C’est à ses yeux le moyen pour l’État de tirer intelligemment parti des deux sexes. Si l’on veut bien admettre que la seule différence de nature entre l’homme et la femme est que « la femme enfante et que l’homme engendre » (454E) les gardiens et leurs femmes doivent avoir la même éducation et les mêmes emplois. La conclusion s’impose : « il n’y a pas dans l’administration de l’État d’occupation propre à la femme en tant que femme, ni à l’homme en tant qu’homme ; mais les facultés ayant été uniformément partagées entre les deux sexes, la femme est appelée par la nature à toutes les fonctions, de même que l’homme, bien que la femme ait moins de forces que l’homme » (455 D). Il y a des femmes douées pour la médecine, poursuit Platon, d’autres qui ne le sont pas, des femmes douées pour la musique , d’autres qui ne le sont pas, des femmes douées pour la gymnastique et pour la guerre, et d’autres qui n’ont le goût ni de la gymnastique ni de la guerre ; et des femmes philosophes et d’autres ennemies de la sagesse ; des femmes courageuses et des lâches. « Il y a donc aussi des femmes propres à garder l’État et d’autres qui ne le sont pas.(…) Ce sont donc les femmes douées de ces qualités que nous choisirons pour en faire les compagnes des gardiens qui en sont doués aussi et partager avec eux la garde de l’État, parce qu’elles en sont capables et qu’elles ont avec eux une parenté de nature. » (456 A-B)
On ne parlera plus d’« épouses de gardiens » mais de « femmes-gardiens » : sur le mot phulax « gardien » Platon crée un féminin phulakis et précise encore que « les magistratures sont communes aux hommes et aux femmes » (460 B). La guerre cesse dès lors d’être « l’affaire des hommes » comme le rappelait Hector à Andromaque au chant VI de l’Iliade, sans devenir pour autant comme le prétendait la Lysistrata d’Aristophane « l’affaire des femmes » : elle est désormais l’affaire des hommes et des femmes : « Les femmes des gardiens devront … partager avec les hommes la guerre et tous les travaux qui se rapportent à la garde de l’État sans s’occuper d’autre chose. » ( 457 A) Inversement, les hommes comme les femmes s’occuperont des nourrissons et élèveront les enfants (460 B).
Certains hellénistes du sexe féminin n’ont pas manqué de reprocher à Platon sa prudence et de souligner les difficultés qu’il rencontre pour mettre en œuvre ces conceptions dès qu’on entre dans le concret. Ne faudrait-il pas plutôt lui reconnaître le mérite d’avoir envisagé, seul de son temps, que les femmes puissent exercer les activités les plus nobles de la cité ?
Je devine ici que les fins connaisseurs du texte platonicien vont m’alléguer la fin du Timée où la création des femmes est présentée comme la première dégradation du mâle, avant les oiseaux, les quadrupèdes et les poissons. Mais ne serait-ce pas là une manière de suggérer que les femmes sont aussi des hommes ?
Il reste que dans les Lois, sa dernière œuvre, Platon réaffirme sa position de principe : « Nous ne cesserons d’exiger que, dans la mesure du possible, pour l’éducation comme pour tout le reste, les femmes partagent les travaux des hommes. » (805 D). Il insiste une nouvelle fois sur le fait que les femmes représentent la moitié de la cité. Le même système éducatif s’adresse aux filles et aux garçons, qu’il s’agisse d’équitation, de maniement des armes, de gymnastique ou de danse, de lecture, de chant et de musique. Les femmes de la cîté des Magnètes ont le droit de vote ; elles reçoivent un entraînement militaire et partent, si besoin est, combattre auprès des hommes. Tous participent à des périodes militaires « tous ensemble, hommes, femmes, enfants, sans se préoccuper du froid ni de la chaleur » précise encore Platon (829 B). Enfin les femmes Magnètes disposent de la « liberté de parole » cette parrhèsia qui est le propre du citoyen : elles sont des citoyennes au sens plein du terme, ce que Platon souligne en créant, quand il évoque l’activité militaire des femmes, un féminin au terme politès – politis-politidos, un hapax dans son oeuvre : « Nous posons comme loi que les femmes ne doivent pas négliger les exercices de la guerre et que tous, citoyens et citoyennes (politas kai politidas) doivent y être diligents » (814 C).

Cette position originale qui tend à neutraliser la différence sexuelle pour construire un modèle politique et militaire fondé sur la notion d’être humain et non sur la virilité, sera très vite oubliée. À Rome où l’émancipation économique et sexuelle des femmes est bien attestée dès la fin de la République, le juriste Ulpien rappelle que « les femmes sont tenues à l’écart des fonctions publiques et civiques » (feminae ab omnibus officiis civilibus vel publicis remotae sunt). Mais l’idée de l’égalité intellectuelle et morale des sexes lancée par Platon se rencontre par la suite dans des contextes culturels et politiques bien différents, chez les Cyniques, les Épicuriens, les Stoïciens, ou encore chez Plutarque. Quand, cinq siècles après Platon, Plutarque compose son traité « Sur la vertu des femmes », il affirme dès les premières lignes « la rigoureuse identité du mérite chez l’homme et chez la femme ». Grecs, romains ou barbares, c’est tout le genre humain que Plutarque convoque, soulignant l’unité de l’humanité par-delà les différences biologiques et ethniques.

Si l’on veut bien admettre que ce qui caractérise une civilisation est moins ce que les hommes font, la manière dont ils se conduisent, que l’idée qu’ils se font de la manière dont ils devraient se conduire, vous m’accorderez qu’on peut être reconnaissant à l’Athénien Platon d ’avoir osé, dans un contexte socio-politique peu favorable, penser pour la première fois l’égalité des sexes.