Coupoles Sanctuaire et prière dans la cité grecque classique

<em>Sanctuaire et prière dans la cité grecque classique</em>

Par M. Olivier PICARD, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Traiter du sujet de cette rentrée académique, « Sanctuaire et prière dans la cité grecque » amène d’abord à souligner les ruptures intervenues dans ce domaine. Le mot même de « religion » est d’origine latine, sans rapport avec le vocabulaire grec. Le concept de Pistis, qui sera plus tard traduit par « foi », était connu, mais il marquait la confiance accordée à un financier et ne désignait jamais les adeptes d’un dieu. Membres de leur cité, les citoyens grecs participaient à ses cultes, qui n’étaient ouverts qu’à eux, et il n’y avait pas sens à se déclarer fidèle de tel ou tel dieu. La première rupture intervient avec les Pères de l’Eglise qui, alors même qu’ils transmettent l’essentiel de l’héritage littéraire et philosophique de la cité, ne voient dans ses pratiques religieuses que mensonges du démon, charlataneries. La rupture de la philosophie des Lumières approfondit encore l’abîme entre les pratiques de l’époque classique et le sentiment religieux moderne.
Du sentiment religieux de la Grèce, nous n’avons que des traces évanescentes, masquées par la forme mythique des récits, par le primat du jugement esthétique qui polarise notre vision des sanctuaires, par le ritualisme et les autres structures que les sciences humaines cherchent à reconstituer. Comment, derrière ces formes, retrouver l’interrogation fondamentale de l’homme sur les dieux et leur action dans le monde ?
Il faut commencer par le Hiéron, le sanctuaire. Littéralement, c’est le « terrain consacré », propriété du dieu. Au pluriel, il désigne les victimes offertes. S’y rattache le nom du prêtre, le Hiéreus, chargé d’offrir les sacrifices, de gérer le sanctuaire. Le hiéron fait apparaître d’emblée cette interpénétration particulière du sacré et du politique, où la cité a seule la capacité de gérer le sanctuaire.

Nombre de ces sanctuaires tiraient leur autorité de la tradition « mythique ». Le mot demande explication. A l’origine il désigne n’importe quel récit, ou discours. Mais le développement de la critique historique ou philosophique en souligne le caractère incertain, voire incroyable. Dans un passage sur l’origine des dieux et des cultes, Hérodote distingue entre les récits très anciens, vénérables mais anonymes qu’il a recueillis dans des sanctuaires et les œuvres bien établies d’Homère et Hésiode. Analysant des points d’histoire archaïque, Thucydide oppose aux faits établis les récits mythiques, qui ne sont pas fiables. Finalement Mythos s’emploie dans les récits de l’origine des dieux, des héros, constituant non pas des livres sacrés qui n’existent pas en Grèce, mais le fondement des croyances religieuses.
Comme le dit Œdipe au moment de sa mort, « aux dieux il est donné de ne vieillir ni mourir jamais ». C’est dire a contrario qu’ils sont nés dans un monde qu’ils n’ont pas créé. Les services éclatants qu’ils ont rendus leur assurent la reconnaissance des « mortels mangeurs de pain ». L’exploit par excellence est la victoire que les Olympiens, sous la conduite de Zeus, remportent sur les Titans et les Géants, forces du chaos, de la brutalité. Célébrée par Hésiode dans la Théogonie, représentée partout, à Delphes, au Parthénon, ou sur le grand Autel de Pergame, tissée pendant des siècles sur le péplos d’Athéna, cette victoire marque l’avènement du monde actuel. S’y ajoutent des exploits individuels, comme à Delphes la victoire d’Apollon sur le serpent Python. Le concours dédié aux muses a pour épreuve principale une sonate célébrant la victoire sur « la monstrueuse fille de la terre », le serpent Python, dont le final rend « le sifflement de la bête qui expire ».

Nombre de mythes affirment que le sanctuaire avait été créé par la volonté du dieu, dont la cité entérine le choix. Le fronton ouest du Parthénon présente à tout Athénien montant à l’Acropole la dispute opposant Athéna à Poséidon pour le patronage de l’Attique. Au centre du récit, le cadeau fait par Athéna à la cité : l’olivier. Athènes est présente par son premier roi et sa fille, quelques habitants : il leur revient départager les dieux.
L’histoire n’est pas propre à Athènes. Qui ne connaît à Délos le drame rappelé par l’hymne homérique à Apollon ? Enceinte des œuvres de Zeus, Léto est poursuivie par la haine d’Héra qui interdit à toute terre de l’accueillir. Létô s’adresse alors à Délos, la plus misérable des Cyclades : « si tu acceptais d’ être la demeure de mon fils Phoibos Apollon, … le monde entier se rassemblera ici pour mener des hécatombes à ton autel ». Délos hésite : le dieu tiendra-t-il cette promesse ? Létô prononce alors le Grand Serment des dieux et Délos dit oui.
A Delphes aussi, l’initiative revient à Apollon : « J’ai l’intention de bâtir ici un … oracle pour les hommes qui sans cesse conduiront à mes autels de parfaites hécatombes ». Le site est alors tenu par le monstre que j’ai déjà évoqué, Python, « la Bête énorme et géante qui faisait tant de mal aux hommes, tant de mal aussi à leurs moutons ». Apollon le tue d’une flèche et la putréfaction du cadavre donne son nom au site, Pythô (je pue), et à Apollon son titre, Pythien. Le site était inhabité, Apollon Delphinos (dauphin) va en mer chercher des desservants : « vous serez les gardiens de mon temple opulent que les hommes honorent en foule… Vous aurez à foison des victimes que les gens illustres parmi les hommes vous amèneront ».
Aux récits rapportés par les traditions mythiques s’ajoutent ceux, attestés par de bons auteurs, qui appartiennent aux temps historiques. En 490, au lendemain de l’attaque de l’Attique par la flotte perse, les Athéniens envoient un coureur à pied quérir l’aide des Spartiates. A son retour, celui-ci raconte avoir rencontré le dieu Pan qui dispose du pouvoir de semer la terreur panique. Comme le rapporte Hérodote, il « lui ordonna de demander aux Athéniens pourquoi ceux-ci ne lui accordaient aucun soin, alors qu’il leur voulait du bien, qu’il leur avait déjà rendu des services en maintes circonstances ». Et continue Hérodote, « les Athéniens convaincus de la véracité de ce récit établirent au pied de l’Acropole un sanctuaire » que l’archéologie a retrouvé.

Une fois le sanctuaire établi par le dieu, il revient à la cité de le bâtir. L’élément essentiel est l’autel, le bômos. C’est là que lors de la fête annuelle s’opère la réunion entre l’ensemble des citoyens qui amènent leurs offrandes et le dieu vers qui monte le fumet des victimes. L’époque mycénienne n’avait pas connu de tels autels en plein air. Le culte associant tous les citoyens autour du dieu est lié à la formation de la cité, au cours du VIIIe siècle, quand s’établissent les magistratures et que le nomos, loi de la cité mais aussi précepte religieux, est rédigé.
La place de l’autel est fixée dès la création du sanctuaire. A Délos, c’est le dieu lui-même qui l’a construit : « Apollon arrangeait l’autel » avec les restes des victimes, les chèvres chassées par Artémis, nous dit Callimaque. Les comptes du sanctuaire l’appellent le « Kératôn », l’autel des cornes. A Olympie l’autel est construit dès les premiers concours, à partir des cendres des victimes, qui étaient pétries pour fournir le matériau de l’autel. Avec le temps, ces cendres avaient permis d’ériger une plate-forme circulaire de 40 mètres de diamètre sur 7 mètres de haut ; au-dessus se dressait un monticule d’environ 10 mètres où étaient brûlées les cuisses des victimes. Sans atteindre une telle ampleur, des autels de cendre sont attestés ailleurs. Un autre indice montre l’importance de l’autel dans la pensée religieuse des Anciens. Ceux qui subsistaient au moment de l’adoption du christianisme ont été soigneusement démantelés. A Delphes, la table sacrificielle est enlevée, et des croix incisées sur le soubassement. De l’autel d’Athéna Polias, sur l’Acropole, il ne reste rien. Les temples n’ont pas fait l’objet d’une rage aussi dévastatrice.

A la différence de l’autel, le temple n’est pas indispensable au sanctuaire C’est la demeure du dieu, comme son nom l’indique, le naos qui vient de la racine « habiter ». A Delphes, le premier temple, fait de laurier, était réputé l’œuvre d’Apollon : il est vrai qu’il faut que le dieu soit logé les jours où l’oracle fonctionne. Mais Apollon ne joue aucun rôle dans l’édification des temples suivants et d’une manière générale, les dieux n’apparaissent pas dans la construction de leur temple. A Athènes, Athéna a d’abord pour temple le « Vieux temple », qui abritait la statue de la déesse, réputée tombée du ciel. C’est pour elle qu’est tissé le péplos. Mais il est brûlé par les Perses et la statue, de même que les cultes, seront transférés dans un nouveau temple l’Érechtheion, situé plus au nord.
Entre temps Athènes avait construit à sa déesse un deuxième temple, le Parthénon. Celui-ci atteste l’évolution de la conception que les Anciens se faisaient du rôle du temple. La fonction de reliquaire, abritant une statue miraculeuse, apparaît rarement. En revanche, la rivalité entre les cités entraîne chacune à vouloir offrir au dieu le monument le plus somptueux qui soit l’écrin de la statue la plus riche possible. C’est particulièrement net à Délos. Les comptes connaissent trois temples d’Apollon, construits entre le VIe et le IIIe siècle, en fonction du statut politique de l’île. L’absence de temple à la haute époque archaïque a surpris et on a imaginé diverses hypothèses. Mais il n’en est pas fait mention et je ne prétendrais pas être mieux informé que les Déliens de l’Antiquité : il ne devait pas y en avoir. Quoi qu’il en soit, le temple sert à accueillir une magnifique statue du dieu de grande taille, en or (plus précisément en plaques d’or fixées sur un support en bois) et en ivoire, qui passe d’un temple à l’autre. A Olympie, Zeus ne bénéficiera d’un temple que 3 siècles après les premiers concours : celui-ci abrite la monumentale statue d’or et d’ivoire, œuvre de Phidias, ce même Phidias à qui on doit la statue d’Athéna au Parthénon. Ce n’est pas une statue cultuelle, c’est l’image la plus somptueuse du dieu.

Elle est au cœur d’un programme décoratif qui montre de manière magistrale la place et la hiérarchie des catégories divines et humaines sur cette terre. Au sommet, les dieux en ronde-bosse, de taille colossale, occupent les frontons est et ouest, dans la pleine lumière du matin ou de l’après-midi ; les héros qui ont collaboré à la victoire des dieux, sont sculptés en haut relief sur les métopes de la frise dorique, éclairés eux aussi par le soleil ; en troisième position les humains de la frise ionique, représentant la cité en procession, en bas-relief dans la pénombre créée par le plafond du péristyle.
L’embellissement du sanctuaire exprime une forme de prière, prière d’actions de grâce pour les bienfaits obtenus, supplication pour l’avenir. C’est une prière collective, ou plus précisément politique. Parmi les autres prières parvenues jusqu’à nous, la plus connue est l’hymne, chant de louange à la divinité. Ces péans, comme les appellent des inscriptions de Delphes, reprennent les thèmes des hymnes homériques : la naissance du dieu, son voyage à travers la terre, la victoire sur le serpent Python, la fondation du sanctuaire. Un nouvel exploit atteste que la protection que le dieu se perpétue : « Tu veillais auprès de l’ombilic de la Terre quand la horde barbare, pour avoir voulu piller sanctuaire … périt dans la tourmente de neige ». Cette horde barbare est la bande de Gaulois qui, en 278, échouent à piller le sanctuaire. Le rôle d’Apollon dans ce combat en pleine période historique, est placé sur le même plan que la victoire sur le monstre Python.

Jusqu’au bout, l’histoire contemporaine prolonge le mythe : les hymnes mettent au compte du dieu les transformations de la situation politique. Le dernier, en 128, se termine par l’invocation à la triade apollinienne : « veillez que nulle atteinte ne soit portée aux habitants de Delphes ; accroissez la puissance que les Romains ont conquise, rendez-la éternellement jeune, florissante er qu’elle aille de victoire en victoire ! ».
Les poètes donnent des accents plus personnels de ce sentiment religieux. Callimaque insiste sur la présence effective du dieu lors de sa fête. L’hymne Au bain de Pallas, fête d’Argos où la statue d’Athéna est amenée processionnellement et lavée dans le fleuve, commence par la formation de la procession qui va au-devant du cortège divin : « Baigneuses de Pallas, mettez-vous toutes en route, en route : déjà j’entends hennir les cavales sacrées, la déesse va venir », puis, quelques vers plus loin « j’entends le bruit des moyeux contre l’essieu », et à la fin : « voici maintenant Athéna, c’est sûr : recevez la déesse, jeunes filles ». Dans l’hymne à Apollon à Cyrène, un coup de vent signale l’arrivée du dieu qui est venu à travers les airs : « Comme il s’agite le rameau de laurier, comme le palais du dieu tremble ! c’est lui, Phébus. Vois : la palme délienne, tout à coup, doucement s’incline ; le cygne chante dans le ciel ». Mais le poète avertit : « Apollon ne se montre pas à tous, mais aux bons seulement ».
Cette présence du dieu dans les hymnes se retrouve dans la prière personnelle. Les événements de la vie familiale étaient autant d’occasions de prières : mariages, naissances, fêtes de la puberté, décès. Certains objets de piété individuelle, des statuettes, des masques, ont été offerts à des sanctuaires et se retrouvent dans des habitations et dans des tombes. On a beaucoup discuté pour savoir s’ils représentent le dédicant ou le dieu.

La tragédie éclaire ces prières. Dans l’Ion d’Euripide, le jeune Ion ne sait pas que son père est Apollon. Employé au service du temple, il croit avoir été abandonné à la naissance avant d’être élevé comme esclave –c’était le sort de bien des enfants abandonnés. Au début de la pièce, Ion prie, en balayant le parvis du temple : « je bénis (il emploie le verbe eulogô : l’eulogia désigne toujours une forme de prière courante dans l’église orthodoxe), je bénis le dieu qui me nourrit. Mon bienfaiteur, je l’appelle mon Père : c’est Phébus ». Cette bénédiction à son père qui le nourrit… l’expression est saisissante.
Un autre exemple vient de l’Ajax de Sophocle. Rendu fou par l’attribution à Ulysse des armes d’Achille, Ajax a massacré des moutons en croyant s’attaquer aux Atrides. La pièce, commence par sa rencontre avec Athéna, qu’il croit lui être favorable : « Salut Athéna ! Salut fille de Zeus ! Ah ! que tu m’as bien assisté » ; suit un dialogue de quelque 25 vers, au terme duquel il adresse cette prière : « A toi, je demande d’être toujours à mes côtés en alliée » : symmachos, qui combat avec, est le terme qui désigne l’allié à la guerre.
Le soutien du dieu à qui l’homme adresse sa prière est exprimé dans les mêmes termes, si je puis dire, en sculpture. C’est ce que montrent, entre autres, trois métopes, une au Trésor des Athéniens à Delphes et deux au Temple de Zeus à Olympie ; elles associent un dieu, en l’occurrence Athéna, et un héros, Thésée ou Héraclès. A Delphes, les deux personnages, de même taille, sont face à face, les bras animés, et l’appellation de sacra conversazione, souvent donnée à ce relief, rend bien compte de la scène. Une métope d’Olympie évoque un des travaux d’Héraclès : au centre, le héros porte le monde, tandis qu’Atlas revient avec les pommes des Hespérides. Derrière Héraclès, Athéna étend le bras gauche : il n’est pas douteux que ce geste montre qu’elle l’assiste. Nous retrouvons comme dans les Hymnes, ce souci de mettre en valeur l’intervention du dieu invoqué et sa présence lors des fêtes.
Les relations rapportées par des récits des temps mythiques se retrouvent identiques à l’époque historique, comme le montre le fonctionnement de l’oracle de Delphes, ou les inscriptions relatant les interventions miraculeuses d’Asclépios à Épidaure. L’accent est mis sur la présence effective du dieu -plus que sur son existence- et sur l’efficacité de son intervention. Une telle récurrence confirme l’importance de ces questions pour les contemporains. La quête de dieu est une des premières interrogations de l’intelligence humaine face à l’univers et à la société. L’étudier chez les Grecs a pu laisser croire que les voies que ceux-ci avaient empruntées étaient bien différentes de celles de la religiosité actuelle. Est-ce vraiment certain ?

Retrouvez la bio-bibliographie de l’helléniste Olivier PICARD, historien, archéologue, numismate et ancien directeur de l’École française d’Athènes.