Coupoles Faire voir Jérusalem : des imitations du Saint-Sépulcre aux “Sacri Monti” italiens

<em>Faire voir Jérusalem : des imitations du Saint-Sépulcre aux “Sacri Monti” italiens</em>

Par M. André VAUCHEZ, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Dans le message évangélique, on ne trouve aucun élément qui valorise des lieux particuliers : certes Jésus, comme tous les juifs pieux de son temps, s’est rendu plusieurs fois à Jérusalem pour y célébrer la Pâque, mais il s’est surtout signalé par son opposition au Temple, assimilé par lui à une caverne de voleurs, et il a prédit la destruction de cette ville (Jn 19,41-42) où se concentraient les scribes et les princes des prêtres qui allaient pousser les Romains à le condamner à mort (1).
Pour lui, la présence de Dieu n’était pas localisée dans un sanctuaire fait de main d’homme mais dans les personnes qui l’adorent « en esprit et en vérité », comme il le déclara à la Samaritaine (Jn 4,21-24). De fait, pour les premiers chrétiens, la seule Jérusalem qui comptait semble avoir été la Jérusalem céleste qui, selon le livre de l’Apocalypse, descendra sur terre à la fin des temps (Ap,21,2-4). Pendant les trois premiers siècles de notre ère, la place des lieux de culte spécifiques semble avoir été quasi nulle dans le christianisme. Les choses changèrent dans ce domaine aux IVe et Ve siècles quand ce dernier devint la religion prépondérante, puis la seule autorisée dans l’empire romain. Dès lors en effet, on assista à une affirmation de l’identité chrétienne, qui se traduisit par un tournant monumental, avec la construction d’églises et de martyria pour abriter les reliques des saints, ainsi que par le développement de traditions et de récits visant à pourvoir la nouvelle religion d’une mémoire collective et à établir une continuité spatiale et temporelle avec ses origines bibliques.

C’est dans ce contexte qu’il faut se placer pour comprendre l’importance croissante de Jérusalem et du pèlerinage en Palestine que l’on commença alors à appeler la Terre Sainte, tant en Orient qu’en Occident. Ceux qui s’y rendaient étaient mus par le désir de voir de leurs yeux les lieux où avait vécu le Seigneur et surtout de contempler son tombeau vide, le Saint-Sépulcre, autour duquel l’empereur Constantin avait fait édifier une église ronde dite de l’Anastasis, mémorial à la fois de la mort du Christ et de sa résurrection. L’« invention » de la vraie Croix par l’impératrice Hélène acheva de faire de Jérusalem le lieu par excellence de la dévotion chrétienne en lui assignant une centralité particulière dans l’histoire du salut.
Dans l’art religieux de l’Antiquité tardive et du Moyen Age, Jérusalem est en effet présentée comme une image de cité éternelle de Dieu, à laquelle tous aspiraient à parvenir, la cité parfaite « où tout ensemble ne fait qu’un » (Ps 121), selon la parole du psalmiste. Dans les enluminures des manuscrits du XIIe siècle, elle est représentée comme une ville ronde dont les principaux monuments s’ordonnent selon un schéma orthogonal délimité par les principaux axes de communication et par les portes (2), ou encore comme une place forte entourée de murailles, au centre de laquelle se trouvait une image du Christ, dont la tête était entourée d’un nimbe solaire formé de cinq rayons (3). Cette représentation illustre l’affirmation du moine anglais Bède le Vénérable selon lequel là où la croix fut plantée se trouvait une colonne qui ne portait pas d’ombre lors du solstice d’été, ce qui donnait à penser que c’était bien là que se trouvaient le centre de la terre et le nombril du monde. Ces interprétations symboliques ont sans doute contribué à renforcer l’attachement profond des chrétiens à Jérusalem ; celui-ci se manifesta avec une vivacité particulière à la suite de la destruction du Saint Sépulcre en 1009 par le sultan fatimide Al Hakim, qui réveilla la nostalgie des origines et fut à l’origine du succès de l’idée de croisade.

Ce renouveau de ferveur de la chrétienté latine pour Jérusalem se traduisit également par un vaste mouvement de constructions d’églises et de monuments imitant le plan de l’église du Saint Sépulcre et, en particulier la rotonde de l’Anastasis. De tels édifices de plan circulaire se multiplièrent au cours des XIe et XIIe siècles : on en trouve aussi bien à Neuvy-Saint-Sépulcre, dans le Berry, vers 1045 (4), en Italie à Borgo San Sepolcro, en Toscane, à Brindisi en Pouille, port très fréquenté par les croisés, et surtout à Bologne où le complexe architectural de Santo Stefano, connu sous le nom de « Nouvelle Jérusalem », ne regroupait pas moins de sept édifices religieux, dont l’un était constitué par une rotonde, autour d’une place appelée « la cour de Pilate ».

Mais après la prise de Jérusalem par Saladin en 1187 et surtout la chute de Saint-Jean d’Acre en 1291 qui marque la fin des Etats latins de Terre Sainte, la chrétienté occidentale, tout en gardant la nostalgie de la cité sainte, changea d’attitude à son égard. On vit alors se développer un mouvement que l’on désigne sous le nom de « translatio Terrae sanctae » qui conduisit les clercs et les fidèles à transférer en Occident les sacralités de la Terre Sainte, depuis la Couronne d’épines rachetée par saint Louis en 1248 à l’empereur latin de Constantinople jusqu’à la maison de la Vierge, dont on commença à dire au XIVe siècle qu’elle avait été miraculeusement apportée par des anges de Nazareth à Lorette, une petite ville des Marches, située non loin de l’Adriatique. En 1300, le pape Boniface VIII ira dans le même sens en instituant le Jubilé, ou Année Sainte, à l’occasion duquel les pèlerins qui se rendraient à Rome obtiendraient l’indulgence plénière jusque là réservée aux croisés et aux pèlerins de la Terre Sainte. Celle-ci n’était pas oubliée, mais, à partir du milieu du XVe siècle la papauté multiplia les initiatives tendant à faire de Rome une « Jérusalem latine », comme l’atteste la reconstruction à une échelle massive de la basilique de Saint-Pierre, qualifiée pompeusement par Gilles de Viterbe de « temple éternel de la Nouvelle loi » sur les rives du Tibre, ce « nouveau Jourdain ».

A la même époque, des Franciscains italiens revenus d’Orient, appartenant au mouvement de l’Observance qui aspirait à un retour aux sources dans leur ordre et dans l’Eglise, eurent l’idée de reconstruire en Occident tout ou partie de la cité sainte dont la situation paraissait plus précaire que jamais : l’offensive turque battait son plein en Méditerranée et dans les Balkans ; le couvent des Frères Mineurs de Jérusalem, ouvert en 1331 sur le Mont-Sion, fut détruit en 1460 et le bruit courait même que le Saint-Sépulcre allait être rasé ou, pire encore, confié aux Grecs schismatiques par les Ottomans. Dans cette perspective, il n’y avait plus rien à espérer en Terre Sainte pour les chrétiens latins et mieux valait créer des structures de substitution à l’usage des pèlerins qui désormais ne pouvaient s’y rendre que très difficilement. Aussi entreprirent -ils d’édifier en Italie , surtout dans les régions alpines, des imitations de Jérusalem, situées en pleine nature, de préférence sur une montagne ou une colline , en référence à l’idée biblique selon laquelle cette cité constituait un haut lieu au sens à la fois topographique et spirituel (« civitas in monte posita » ( 5). Ces « Sacri Monti », comme on les appelle en italien, étaient des endroits où les fidèles pouvaient se rendre en famille sans avoir à se déplacer beaucoup et, où l’on faisait revivre à leurs yeux la Jérusalem secrète qu’ils portaient dans leur cœur en contemplant le spectacle de la cité où le Christ avait vécu et souffert sa Passion. Il ne s’agissait pas d’une reconstitution archéologique ou réaliste de Jérusalem, mais, dans une perspective pastorale, d’une réinterprétation monumentale et artistique de celle-ci en fonction du sacrifice rédempteur du Christ, que chaque chrétien devait périodiquement se remémorer dans sa réalité concrète pour parvenir au salut.

Le plus ancien « Sacro Monte » est celui de Varallo , en Valsesia , une vallée des Préalpes de Lombardie située dans le diocèse de Novare (6 ). C’est là que Bernardino Caimi réalisa son projet entre 1486 et 1499, à son retour de Terre Sainte où il avait exercé d’importantes fonctions à la tête de la Custodie franciscaine. Il fut soutenu sur le plan financier par les ducs de Milan et par la noblesse locale. Le but visé par cette construction est énoncé de façon très claire dans l’inscription qui surmonte le portail d’entrée : « Ut hic Jerusalem videat qui peragrare nequit » (« Pour que voie Jérusalem celui qui n’a pas pu s’y rendre en pèlerinage »). En fait, le « Sacro Monte » de Varallo ne donne pas seulement à voir les monuments et la topographie de Jérusalem, mais aussi Bethléem et Nazareth, ainsi que divers lieux évoqués dans l’histoire sainte, comme le paradis avec Adam et Ève (7).
Le parcours du pèlerin est jalonné par une succession de chapelles fermées et d’édicules à l’architecture assez discrète, mais à l’intérieur desquelles les principaux épisodes de la vie de Jésus et de Marie sont représentés par des groupes sculptés en terre cuite et illustrés par des fresques le long des murs, afin de permettre aux fidèles de contempler la scène dans toute sa plénitude et de se pénétrer du mystère qu’elle exprime dans le domaine de la foi, comme le massacre des Saints Innocents (8). L’itinéraire du pèlerin suivait les versets du Credo, rendus plus concrets par leur insertion dans les lieux appropriés (Mont des Oliviers, Vallée du Cédron, Maison d’Anne et Caïphe , le palais de Pilate avec la scala santa, le Golgotha, la chambre du Cénacle avec les Apôtres et Marie réunis pour la Pentecôte, etc.) (9).

Ces édifices sont répartis en deux zones : l’une comprend des chapelles disséminées le long d’une pente couverte de végétation et d’arbres (10) ; l’autre est située sur un plateau, qui surplombe la vallée de ses 660 mètres d’altitude, où se déploie un urbanisme en style Renaissance, qui crée l’apparence d’une ville avec des rues et des places où se trouvent les monuments les plus importants (11). Grâce à cet « effet de réel », le pèlerin croit voir et toucher Jérusalem, ce qui contribue à créer chez lui un sentiment de compassion l’incitant à suivre le Christ dans sa propre existence. Ce ne sont plus désormais les cérémonies liturgiques, mais le recours harmonieux aux paysages, à l’architecture et aux images qui sont chargées de transmettre le message chrétien et d’en permettre l’intériorisation.
Pour réaliser cet ambitieux projet, Caimi fit appel aux meilleurs artistes de la région, en particulier au peintre lombard Gaudenzio Ferrari, qui y travailla jusqu’en 1528. Le succès fut considérable et l’on vint bientôt de très loin pour contempler la « nouvelle Jérusalem des Alpes » dont parlent les textes de l’époque. D’autres « Sacri Monti » furent ensuite édifiés tout au long du XVIe et du XVIIe siècles dans les Alpes italiennes (G) et le grand archevêque de Milan Charles Borromée s’efforça de les transformer en véritables places fortes spirituelles destinées à contenir les progrès de la Réforme protestante et à jalonner les frontières de la catholicité tridentine.

C’est dans la même perspective mais en Toscane cette fois, que se situe un autre « Sacro Monte » impressionnant : celui de San Vivaldo, à Montaione, dans le diocèse de Volterra. Il est dû lui aussi à l’initiative d’un franciscain observant, Tommaso de Florence, qui, à son retour de Terre Sainte où il avait passé plusieurs années, décida de créer une « Jérusalem nouvelle » sur la colline boisée de Camporena. Un couvent franciscain y fut construit entre 1486 et 1499 et les travaux du sanctuaire commencèrent en 1500. Ils furent menés à bien rapidement grâce au soutien enthousiaste des population et des autorités locales et à l’appui financier de quelques familles de riches marchands florentins. La première vague de constructions, qui comportait 16 chapelles et nombre d’autres « lieux évangéliques » de taille plus modeste, devait être achevée en 1516 puisque le pape Médicis Léon X accorda alors d’importantes indulgences à ceux qui s’y rendraient en pèlerinage dans un esprit de dévotion. Au cours des XVIe et XVIIe siècles, d’autres édifices consacrés surtout à la Vierge Marie vinrent s’y ajouter, ce qui porta à 34 le nombre des chapelles et oratoires, toutes ornées d’œuvres plastiques en terre cuite provenant des ateliers des Della Robbia (12). A l’intérieur d’une clôture qui embrassait cet espace boisé et vallonné, ces édifices étaient répartis selon un plan inspiré par la topographie de Jérusalem et par sa planimétrie qui étaient familières au fondateur du sanctuaire. Il ne s’agissait pas d’un chemin de Croix retraçant les étapes de la « Via crucis », mais d’un vaste espace scénique permettant au pèlerin de suivre par lui-même les principaux épisodes de l’histoire du salut, depuis le péché d’Adam jusqu’à la Passion et la Résurrection du Christ, reconstitués dans une perspective dramatique axée sur le sacrifice du Calvaire.

Ainsi, malgré le déclin du pèlerinage en Terre Sainte qui était devenu l’apanage d’une élite fortunée et donc restreinte, jamais Jérusalem n’a été aussi présente à la conscience des chrétiens que vers 1500. Jérusalem rêvée, largement imaginaire, voire mythique, mais que les représentations scénographiques des « Sacri Monti » mettaient désormais à la portée de tous les fidèles. Une ville entre ciel et terre, cité des origines avec Abraham et cité de la fin des temps où, selon l’Apocalypse, devait apparaître l’Antéchrist dont le retour glorieux du Christ provoquerait la chute définitive (13) ; une ville tiraillée entre la misère de la « Jérusalem d’ici-bas », soumise aux aléas de l’histoire, et une « Jérusalem céleste », cité des anges et des élus. Bref une cité qui est véritablement un sanctuaire, au sens où l’entendent les anthropologue, c’est-à-dire un lieu de mémoire sacrée où les énergies divines ont fait irruption dans notre monde et où les humains peuvent continuer à faire l’expérience , à la fois terrifiante et bénéfique, d’une rencontre avec le surnaturel. Et c’est la raison pour laquelle Juifs et chrétiens récitent depuis des siècles les fameux versets du psaume 137 : « Si je t’ oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ! Si je ne me souviens pas de toi, que ma langue s’attache à mon palais ! ».

Retrouvez la bio-bibliographie du médiéviste André VAUCHEZ, spécialiste du christianisme médiéval, tout particulièrement de la dévotion des laïcs et des conceptions et représentations de la sainteté.


Notes

  • 1. Jérusalem au temps du Christ
  • 2. Plan de Jérusalem d’après le Liber Floridus (XIIe siècle)
  • 3. Plan de Jérusalem d’après le Liber de locis sanctis de Bède
  • 4. Église romane de Neuvy-Saint-Sépucre (Berry )
  • 5. Carte des « Sacri Monti » italiens
  • 6. Le « Sacro Monte »de Varallo. Vues aériennes
  • 7, 8,9. Groupes plastiques dans les chapelles de Varallo : Adam et Ève, le massacre des Saints Innocents, la Crucifixion
  • 10. Plan du sanctuaire de Varrallo
  • 11. Varrallo : la place des tribunaux
  • 12. Le « Sacro Monte » de San Vivaldo (Toscane)
  • 13. Vue panoramique de Jérusalem (début XVIe siècle)