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Allocution d’accueil

par M. Michel ZINK, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Monsieur le Chancelier,

Madame le Secrétaire perpétuel,

Messieurs les Secrétaires perpétuels,

Monsieur le Président de l’Institut,

Monsieur le Recteur de l’université de Paris, chancelier des universités, représentant de Madame la Ministre de l’ l’Éducation nationale,

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

Messieurs le Conseillers culturels,

Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale du Maroc,

Monsieur le Directeur de l’École nationale des chartes,

Monsieur le Directeur de l’École française d’Extrême-Orient,

Mes chers confrères,

Mesdames et Messieurs,

J’aimerais pouvoir saluer aussi les demoiselles de la Maison d’Éducation de la Légion d’honneur de Saint-Denis, qui nous font chaque année l’honneur de leur gracieuse présence. Leur absence aujourd’hui, par mesure de sécurité, nous rappelle les événements tragiques de ces derniers jours et le deuil de notre pays.

 

Après que le président a brossé un tableau de la vie de l’Académie pendant l’année écoulée et après que le vice-président a lu le palmarès, la séance solennelle de l’Académie des inscriptions et belles-lettres est traditionnellement consacrée à un thème en rapport avec ses activités et ses compétences. Ce thème est illustré par les brefs discours de deux ou parfois trois académiciens. La séance d’aujourd’hui se conforme à cette règle, mais se distingue par une touche d’originalité. Oh ! Une touche seulement : il faut un conformisme d’académicien pour voir là une audace.

Le thème de cette année, « la langue, support de la culture », retenu sur la proposition de notre président de l’année 2015, notre confrère M. Robert Martin, nous a paru exiger qu’il fût lui-même l’un des orateurs. Non seulement parce qu’il est, comme chacun sait, un linguiste très éminent, en même temps qu’un philologue et un historien de la langue française, spécialiste de l’ancien et du moyen français, et qu’il est donc particulièrement désigné pour traiter d’un tel thème. Mais encore parce que le sens et l’enjeu de ce thème méritent d’être éclairés par celui-là même qui l’a proposé, guidé par une pensée originale. La particularité de cette séance est donc que le président y aura pris la parole deux fois, au début et à la fin.

Mais pourquoi le thème de cette année appelle-t-il cette sorte de précaution ? Pour deux raisons. La première est qu’une réflexion sur la langue peut sembler abstraite et donc austère : elle n’est pas illustrée par des images et ses découvertes ne parlent pas à l’imagination ni aux sens comme, par exemple, celles de l’archéologie. Il faut donc que ses enjeux ressortent clairement. La seconde est que le sujet « la langue comme support de la culture » peut avoir des implications idéologiques ; c’est précisément pour cette raison qu’il demande à être traité avec rigueur. Il convient donc que celui qui en porte la responsabilité en précise les implications.

Que l’apparition des cultures humaines ait partie liée avec celle du langage, nul n’en doute. Que l’on ne puisse imaginer une culture humaine qui serait privée de son expression par le langage, c’est l’évidence. Mais toute différente est la question de savoir si une langue particulière modèle une culture particulière, si les traits de chaque culture dépendent des caractères de la langue au sein de laquelle elle existe, si une langue universelle est compatible avec des cultures particulières, si une langue universelle est tout bonnement envisageable et si elle est souhaitable.

Cette fois, les réponses ne vont pas de soi. Elles nécessitent le savoir du philologue et la réflexion du linguiste. Elles ne peuvent être avancées à la légère, car elles entraînent des conséquences qui sont tout sauf légères. La question que l’Académie des inscriptions et belles-lettres pose aujourd’hui n’est pas théorique, abstraite, spéculative. Ce n’est pas non plus une question portant uniquement sur la connaissance des époques reculées qui constituent son terrain de jeu habituel et favori. C’est une question qui touche la situation de notre culture aujourd’hui et son évolution demain, aussi bien que la situation et l’évolution de toutes les cultures. Une question qui mérite d’être posée à tout instant.

La première réflexion sur la langue universelle, nous la trouvons au livre de la Genèse dans l’épisode de la tour de Babel. « La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. »(1) Les hommes peuvent ainsi conjuguer leurs efforts pour construire la tour de Babel. Dieu se sent menacé et il se défend en brouillant les langues, ce qui a pour effet de briser l’effort commun des hommes et de les disperser :

« Eh, dit le Seigneur, il ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant, rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! »(2)

Faut-il en conclure qu’une langue universelle est préférable à la multiplicité des langues et que l’audace du progrès qu’elle autorisait est, dans le mythe de Babel, brisée par un Dieu jaloux qui, en empêchant les hommes de s’entendre, les réduit à la régression et à la discorde ? Il y a vingt ans, le dernier livre de Paul Zumthor, Babel ou l’inachèvement, concluait à l’inverse sa lecture et sa méditation du passage de la Genèse.(3) Il voyait dans l’effort pour construire la tour de Babel une image du monde moderne, mais non pas un exemple à suivre. L’élan collectif ? Il cache la figure du tyran Nemrod. L’organisation du travail ? Elle est le modèle kafkaïen d’une machine à administrer et à produire qui se nourrit d’elle-même et est sa propre finalité absurde. Car enfin, quel est l’intérêt de construire une tour qui s’élève jusqu’au ciel ? La prouesse technique dans l’utilisation de la brique et du mortier ? Elle s’achève par « la première catastrophe technologique de l’histoire ».

Quant au projet de se faire un nom, c’est lui, en vérité, qui aboutit à la confusion des langues. Pour la vision fulgurante de Dante dans le De vulgari eloquentia, la division des langues chez les Babéliens signifie que chaque corporation – architectes, tailleurs de pierres, manœuvres – eut une langue propre et fut dès lors incapable de communiquer avec les autres, rendant impossible la poursuite d’une œuvre collective :

La langue resta la même uniquement à l’intérieur d’un seul groupe professionnel : par exemple les architectes parlaient une langue, ceux qui roulaient les pierres une autre, ceux qui les taillaient une autre encore ; et ainsi de suite pour chaque catégorie de travailleurs. Le genre humain se trouva ainsi divisé en autant de langues qu’il existait de types de travail à accomplir à l’intérieur de la construction ; et ceux qui avaient mieux travaillé parlent maintenant d’une manière d’autant plus grossière et barbare. (4)

 Ce que nous enseigne Dante est que la spécialisation, conséquence du progrès scientifique et technique, est un enfermement de l’esprit et une régression de sa faculté d’expression. Elle joue contre la découverte, le sens et la beauté du nom. Aujourd’hui, « par myopie quantificatrice, par crainte et dégoût des savoureux atermoiements du langage commun », écrivait Zumthor, nos sciences ont le même effet et « dans le secteur même de ce que désigne l’expression contradictoire de « sciences humaines », la situation est aujourd’hui bloquée ». La vocation de l’Histoire est l’inachèvement. Le projet d’une société réglée par l’État et la production est absurde. Il n’atteindra jamais son terme et nous le voyons s’effondrer sur lui-même dans l’oubli de ses fins, le morcellement de ses activités et de ses langages, l’insignifiance conjuguée de l’émiettement et de l’uniformisation. En interrompant la construction de la tour de Babel et en dispersant les hommes, Iahvé ne les a pas punis. Il les a protégés cette fois-là et il les a avertis.

Telle est la lecture que Dante à la fin du XIIIe siècle et Paul Zumthor à la fin du XXe font du morcellement babélien des langues. Il en est une autre, compatible avec la leur, à l’autre bout de la Bible chrétienne, au début des Actes des apôtres, lorsque, le jour de la Pentecôte, les apôtres, « remplis de l’Esprit saint », s’adressent à la foule issue de peuples divers rassemblés à Jérusalem. Ils parlent leur langue et chacun les entend parler sa propre langue :

Déconcertés, émerveillés, ils disaient : « Tous ces gens qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens ? Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ? Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Egypte et de la Lybie cyrénaïque, Romains en résidence ici, tous, tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons annoncer dans nos langues les merveilles de Dieu. »(5)

 

C’est la fin de la dispersion de Babel et de sa malédiction. Mais ce n’est pas la reconstitution d’une langue universelle. C’est même le contraire. Nul, dans le passage des Actes des apôtres, n’est contraint de renoncer à sa langue pour se plier à l’uniformité de la langue de tous. Nul ne doit passer sous la toise des mots et de la langue. La langue de chacun se prête à la compréhension de tous. Les hommes peuvent rester eux-mêmes et se comprendre dans l’élan qui les rapproche. Ils peuvent aussi le refuser. Parmi ceux qui entendent les apôtres, il y a ceux qui les comprennent et s’émerveillent de les comprendre ; il y a aussi ceux « qui s’esclaffaient : ‘Ils sont ivres de vin doux’. »(6) Mais cela ne tient pas à la langue. Un interlocuteur qui parle notre langue, nous pouvons aussi choisir de le comprendre ou de ne pas le comprendre, d’être attentif ou non à son propos, de le prendre au sérieux ou de le railler.

C’est qu’il est impossible d’isoler la langue dans la pureté abstraite d’une communication sans perte ni ajout. Chacun charge la langue de ce qu’il est lui-même et chaque langue charrie tous les dépôts de ceux qui l’ont parlée. Non seulement une culture humaine n’est pas concevable sans une langue qui la porte, mais encore il est impossible à une langue de ne pas être le support d’une culture. Mais en quel sens l’est-elle ?

Lorsque nous disons que nos langues classiques, le grec et le latin, sont le fondement de notre culture, qu’entendons-nous par là ? Une parenté, réelle mais lointaine, entre ces langues et la nôtre ? Une communauté et une continuité dans les formes et les capacités d’expression de la pensée et de la sensibilité ? La transmission d’un bagage littéraire et intellectuel par le jeu de l’imprégnation et des influences ?

Lorsque nous nous réjouissons de la place de la francophonie dans le monde ou lorsque nous nous inquiétons de son possible recul, qu’avons-nous à l’esprit ? L’importance du français comme langue de communication ? Le rayonnement d’une culture produite par la France ? La capacité du français à trouver à travers le monde des formes variées d’expression linguistique et culturelle ? Sa capacité à se mettre au service de cultures dont il n’est pas originellement la langue, comme dans l’Afrique francophone ?

Lorsque nous sommes dans un aéroport, l’anglais nous paraît la langue mondiale. Mais de quelle culture cette langue est-elle le support ? Une culture d’aéroport incarnée dans un anglais d’aéroport ? Ou une culture anglophone qui convoquerait, certes lointainement, Chaucer, Jane Austen et Faulkner pour nous informer que notre vol est annulé ?

De telles questions mettent trop aisément sur la voie des lieux communs, de la déploration ou de la vitupération. Je suis sur le point de m’y engager. Heureusement, mon seul rôle est ici d’introduire les discours de mes savants confrères. « Savants confrères » n’est pas une formule vide. L’Académie des inscriptions et belles-lettres est une Académie savante. Sa conviction est que les questions les plus générales ne peuvent être abordées avec profit que dans la précision du savoir.

M. Charles de Lamberterie, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, directeur d’études émérite à l’École pratique des hautes études, est un helléniste et surtout, avec le grec comme point d’ancrage, un spécialiste de la grammaire comparée des langues indo-européennes. Il pourrait sans peine nous entraîner dans le grand débat sur le point de savoir si la parenté entre les langues indo-européennes va de pair avec une représentation du monde des hommes et des dieux propre aux peuples indo-européens comme le voulait notre illustre confrère Georges Dumézil. Mais il va traiter d’une question précise et complexe, celle de la relation entre les deux langues de base de notre culture classique, le latin et le grec.

M. François Déroche, professeur au Collège de France, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, est un arabisant spécialiste des manuscrits et de la tradition textuelle du Coran. Aucune langue ne se confond aussi entièrement ni de façon aussi contraignante que l’arabe avec la culture et avec la révélation religieuse dont elle est porteuse. Inversement, la stabilité d’aucune langue littéraire n’est assurée aussi rigoureusement que celle de l’arabe ne l’est par le Coran.

Pour finir, notre Président, M. Robert Martin, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, examinera la notion de langue universelle et en proposera une définition qualitative originale qui, tout en se nourrissant des exposés précédents, les éclairera rétrospectivement.

Si vous vous attendiez, Mesdames et Messieurs, à une séance austère, voyez sur quel suspens haletant et à peine supportable je laisse la parole à nos trois orateurs.

 



1. Gen. 11, 1 (traduction TOB).

2. Gen. 11, 6.

3. Paris, Seuil, 1996.

4. De l’éloquence en langue vulgaire I, VII. Traduction de Roberto Barbone et Antonio Stäuble, dans Dante, Œuvres complètes, sous la direction de Christian Bec, Paris, Librairie générale française, La Pochothèque, 1996, p. 394.

5. Actes 2, 7-11.

6. Actes, 2, 13.